Aussi se défendait-il à l’aide d’un long et pesant refouloir dont il manœuvrait habilement ; il parvint à en asséner un coup violent sur le casque du cuirassier ; celui-ci chancelle sur son cheval, Duchemin redouble en s’écriant : – Tiens, bœuf allemand, tombe donc sous l’assommoir ! ! – En effet, le cuirassier tombe de cheval à demi assommé. Les servants de Carmagnole achèvent de la charger ; elle est, ainsi que les autres bouches à feu, mise en batterie derrière les rangs du carré faisant face à l’ennemi. Ces rangs s’ouvrent, s’écartent, l’artillerie vomit de nouveau la mitraille sur le dernier escadron du régiment de Gerolstein, réserve que le comte de Plouernel ramenait une dernière fois à la charge, mais à peine la salve d’artillerie à mitraille a-t-elle porté de nouveaux ravages dans les rangs des assaillants, que le carré d’infanterie, se reformant, continue sa fusillade aux cris de : Vive la république ! Soudain les cuirassiers, saisis d’une sorte de panique, font demi-tour et se précipitent, effarés, au galop de leurs chevaux, sur la pente déclive du mamelon et bientôt fuient à toute bride, afin de rejoindre les lignes ennemies. Cette débandade n’était pas seulement causée par le feu vif et soutenu de l’artillerie républicaine, et par l’opiniâtre et calme défense du carré de volontaires commandé par le capitaine Martin ; l’escadron du troisième régiment de hussards, jusqu’alors en bataille derrière les bâtiments de la batterie incendiée, ne put d’abord prendre part à l’action, et pendant qu’il attendait impatiemment l’heure de la charge, le capitaine de cet escadron et son lieutenant avaient été, le premier tué, le second mis hors de combat par l’explosion d’un obus. Olivier, quoique le plus jeune sous-officier de l’escadron, jouissait déjà d’une telle influence que d’un commun accord les soldats lui ayant décerné le commandement, il jugea d’un coup d’œil prompt et sûr, lors de l’attaque du carré par l’ennemi, quelle heureuse diversion il pouvait opérer. Il ordonne aussitôt un à gauche par quatre à son escadron, tourne les bâtiments de la métairie, enveloppé d’une épaisse fumée qui dérobait à la vue des Allemands la manœuvre des hussards. Ils descendent la pente du plateau, à trois cents pas et à droite de l’endroit où les débris du régiment de cuirassiers de Gerolstein, ramenés à l’attaque par le comte de Plouernel, tentaient encore d’assaillir la batterie ; Olivier, résolu de prendre ainsi l’ennemi à revers et à dos, s’écrie gaiement en désignant du sabre les cuirassiers à ses hussards :
– Ces colosses ont des ventres de fer, pointons aux yeux… sabrons les bras ; nous ferons de ces colosses des manchots et des aveugles ! En avant !… Vive la république !
– En avant !… – répètent les hussards électrisés. – En avant !… Vive la république !
Et le bouillant jeune homme, se penchant vers Victoria qui chevauchait à ses côtés à la droite du premier peloton, lui dit avec exaltation : – Ah ! j’en avais le pressentiment, je serai tué ou je gagnerai aujourd’hui mes épaulettes… Quel avenir !… quel avenir !…
– Et moi j’ai un autre pressentiment… – répond Victoria plus pâle que d’habitude, le regard fixe et distrait ; le souvenir d’Anna Bell me revient obstinément à la pensée…
– Qu’est-ce qu’Anna Bell ?
– Olivier, – répond Victoria d’une voix basse, mais solennelle et sans répondre à la question du jeune homme, – si jamais tu trahissais la république, que ma mémoire soit ton remords éternel… car je t’ai sauvé d’un lâche suicide… et je t’aurai ouvert la carrière des armes… Adieu !
– Pourquoi adieu ?
– Qui sait !… – répond Victoria, au moment où l’escadron, lancé au galop, atteignait les derniers rangs des cuirassiers de Gerolstein, tandis que la tête de leur colonne était décimée, culbutée, refoulée en désordre par les feux de la batterie et du carré de volontaires. Olivier, à l’aspect de l’ennemi, oubliant Victoria, charge avec furie les cavaliers allemands. Ceux-ci, déjà ébranlés par le désordre des rangs qui les précèdent, se voyant pris en queue et en flanc, s’imaginant que les hussards sont l’avant-garde d’une cavalerie considérable, sont saisis de panique. Cependant les plus déterminés font volte-face, reçoivent la charge des hussards. La mêlée s’engage. Le comte de Plouernel, qui s’efforce en vain de rallier les fuyards, est soudain attaqué avec furie par un jeune hussard dont le shako est tombé dans le tumulte de la bataille. Sa noire chevelure flotte au vent, et il s’écrie :
– Me reconnais-tu, fils de Neroweg ?
– Que vois-je ?… – murmure le comte de Plouernel, reconnaissant la prétendue marquise Aldini, et dans sa stupeur, songeant à peine à parer les coups de sabre que Victoria, dressée sur les étriers, lui assène d’un poignet viril, il répète, avec l’expression de la rage et de l’horreur : – C’est toi, infernale créature !… c’est encore toi ! !
– Oui, c’est moi ! !… Et une fois de plus nos deux races se rencontrent en armes, face à face, à travers les âges ! – s’écrie Victoria redoublant l’impétuosité de son attaque. – Tu combats la patrie… je la défends contre toi… infâme parricide… Tu mourras de la main d’une fille de Joël !
Et la jeune femme, de qui les premiers coups avaient glissé sur le casque et sur la cuirasse du comte, se souvient de la recommandation d’Olivier, pointe son adversaire droit au visage et l’éborgne. Le comte, rendu furieux par cette blessure, riposte en dessous, et pendant que Victoria est encore presque debout sur ses étriers, il lui plonge son sabre dans la poitrine, la voit se renverser sur la croupe de sa monture, au moment où il engage une nouvelle lutte avec deux hussards… Mais, bientôt entraîné par les fuyards mis en pleine déroute, grâce à la vigoureuse diversion d’Olivier, le comte, afin de n’être pas du moins fait prisonnier, puis condamné à mort en sa qualité d’émigré pris les armes à la main, pousse son cheval à toute bride vers l’aile gauche de l’armée autrichienne alors en pleine déroute, et échappe à la poursuite des hussards républicains, ainsi qu’une centaine de ses cavaliers, débris du régiment des cuirassiers de Gerolstein.
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Hoche, manœuvrant avec autant d’habileté que d’audace, de promptitude et de sang-froid, avait complètement battu l’armée ennemie. Culbutés des hauteurs de Geisberg après un combat acharné, les Autrichiens avaient dû repasser en hâte la Lauter par le pont d’Altstadt, leur unique voie de retraite, retraite d’ailleurs effectuée en bon ordre, étant couverte par une arrière-garde imposante, protégée par de nombreuses batteries établies sur la rive gauche de la rivière.
Ce jour de décembre touchait à sa fin ; le disque rouge du soleil sans rayons allait bientôt disparaître à l’horizon, au milieu d’épaisses nuées grises chargées de neige. Saint-Just, Hoche et quelques officiers d’ordonnance se tenaient sur les hauteurs de Geisberg. De cette position l’on dominait du regard le champ de bataille, resté au pouvoir des Français et limité par le cours de la Lauter ; Hoche, à l’aide de sa lunette, distinguait le pont d’Altstadt encombré d’artillerie autrichienne, de caissons, de charrois, et vers lequel se dirigeait à son tour l’arrière-garde ennemie. À une assez grande distance de cette extrême arrière-garde, on apercevait au fond de la vallée de la Lauter un corps de cavalerie républicaine : quatre régiments de dragons, réserve que Hoche, à la fin de la bataille, avait lancée à la poursuite de l’ennemi, afin de changer en déroute sa retraite, qui ne pouvait s’opérer que par un seul passage : le pont d’Altstadt. Les escadrons français avaient donc reçu l’ordre de charger l’arrière-garde de Wurmser, de couper sa retraite, de s’emparer des trains d’équipage et de l’artillerie, de compléter enfin la brillante victoire de la journée ; Hoche, sa lunette toujours braquée sur le corps de cavalerie républicaine dont il suivait les mouvements au milieu de la brume qui commençait de s’élever des rives marécageuses de la rivière, témoignait d’un courroux croissant, et s’écriait :
– Il est donc fou !… que fait-il ?… Quel est le but de ces éternelles marches et contre-marches ?… Quoi ! malgré les ordres que pour la troisième fois je viens encore de lui envoyer… il laissera, sans l’inquiéter, l’arrière-garde ennemie opérer sa retraite… Il nous reste à peine un quart d’heure de jour, et depuis une heure il aurait dû charger les Autrichiens. – Puis, Hoche s’écrie avec un accent d’indignation et d’alarme, en se retournant vers Saint-Just : – Mais il faut que le général Donadieu soit un idiot ou un traître !
– Idiot ou traître… il portera la peine de son incapacité ou de sa trahison, – répond Saint-Just. Déjà, ce matin, l’évasion de cet espion m’avait inspiré des doutes sur le général Donadieu… et…
– Ah ! le misérable ! – s’écrie Hoche, – il va faire écharper notre cavalerie… Il vient de l’engager dans les marécages à portée des batteries de l’autre rive de la Lauter !
À peine Hoche venait-il de prononcer ces paroles, que l’escarpement de la rive opposée à celle où manœuvrait la cavalerie républicaine se couvre soudain d’un nuage de fumée blanche sillonnée d’éclairs, de flamme, rendus plus éclatants par l’envahissement de l’ombre crépusculaire. Bientôt l’on entend le bruit prolongé de fréquentes détonations d’artillerie, répété par les échos de la vallée.
– La batterie autrichienne foudroie nos escadrons ; les chevaux, s’enfonçant jusqu’aux genoux dans le terrain vaseux, ne pourront que difficilement échapper à ce feu meurtrier ! – s’écrie Hoche avec désespoir. – Ce misérable Donadieu aura causé ce désastre irréparable… car voici la nuit… Puis, s’adressant à un de ses aides de camp : – Citoyen, cours à toute bride rejoindre nos escadrons… et donne l’ordre au colonel Dupont de prendre le commandement de ces régiments… de les rallier en hâte et de les ramener sur notre front… Tu arrêteras toi-même le général Donadieu, tu le conduiras sous bonne escorte au quartier général… Ce traître sera traduit devant un conseil de guerre.
– Le tribunal révolutionnaire réclame ce coupable, – dit Saint-Just ; – Donadieu sera dirigé sur Paris par mes ordres.
Au moment où l’aide de camp partait ventre à terre, afin d’aller porter les ordres du général au colonel Dupont, un officier d’ordonnance, arrivant au galop par une autre direction, arrête son cheval et dit à Hoche :
– Citoyen général, je suis envoyé vers toi par le chef de brigade Gouvion Saint-Cyr. Il a observé les mouvements du corps d’armée prussien… Le duc de Brunswick fait filer ses troupes sur la rive gauche de la Lauter, afin d’assurer sans doute la retraite de l’armée autrichienne sur Wissembourg.
– Il est trop tard pour engager une nouvelle action ! – répond Hoche avec amertume. – La nuit est venue, l’armée est harassée par un combat de dix heures… Ah ! le mouvement de Brunswick était prévu… Si Donadieu eût exécuté mes ordres… il culbutait l’arrière-garde ennemie dans la Lauter ou la faisait prisonnière, et s’emparait d’un immense matériel… la journée était complète ! – s’écrie Hoche ; et, s’adressant à Saint-Just : – N’est-ce pas désespérant ?
– Non, citoyen général ; les braves patriotes tels que toi ne connaissent pas le désespoir, – répond Saint-Just ; – demain le jour viendra, tu poursuivras ton succès, tu achèveras ta victoire… Je vais, en descendant de cheval, rendre compte de cette brillante journée au comité de salut public.
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La nuit est venue depuis longtemps. Les feux des bivacs de l’armée républicaine brillent à travers les brouillards de décembre. Elle campe sur le champ de bataille qu’elle a conquis. Le quartier général est établi dans les ruines du château de Geisberg, à demi démoli par les boulets.
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