Une vaste grange, dépendante de la métairie de ce domaine, a été consacrée au service de l’une des ambulances de l’armée… Les blessés sont étendus sur des litières de paille et reçoivent les soins des officiers de santé à la clarté des falots. Parfois l’on entend les gémissements étouffés qu’arrache la douleur d’une amputation ou de l’extraction d’une balle. Souvent l’on entend le cri de Vive la république ! poussé par un patient, qui trouve dans son exaltation patriotique l’oubli de sa souffrance. À l’extrémité de la grange, une clôture de planches sépare l’aire du reste du bâtiment. Mortellement blessée par le comte de Plouernel, et d’abord amenée à l’ambulance, Victoria a été plus tard transportée dans l’espèce de réduit pratiqué à l’extrémité de la grange, le sexe de la jeune femme ayant été reconnu au moment où on allait poser le premier appareil sur sa blessure reçue en pleine poitrine. Un falot accroché à une poutre éclaire cette scène lugubre. Jean Lebrenn, aussi blessé, est agenouillé près de sa sœur, étendue sur la paille et à demi enveloppée d’une couverture. Olivier, adossé à la muraille, brisé par la douleur, cache son visage entre ses mains et peut à peine étouffer ses sanglots. Castillon, dont le mâle visage est sillonné de grosses larmes, se tient debout à quelques pas, appuyé à l’un des montants de la porte du réduit dont il est chargé d’interdire l’entrée aux autres blessés que la curiosité pourrait attirer, le bruit s’étant rapidement répandu dans l’ambulance qu’une belle jeune femme se déguisait sous l’uniforme de cavalier du troisième hussards.
La pâleur livide de Victoria, l’oppression qui pèse sur sa poitrine, ses aspirations entrecoupées, tout annonce qu’elle touche à ses derniers moments. Son frère tient convulsivement serrées dans les siennes la main de sa sœur ! il sent cette main devenir de plus en plus froide.
– Adieu, Olivier… – dit Victoria d’une voix affaiblie, en tournant ses regards vers le jeune homme, – n’oublie pas mes dernières paroles… Aime et sers la république comme une mère ; souviens-toi que tu es citoyen avant d’être soldat… souviens-toi surtout que ceux qui ne voient dans la guerre qu’un champ ouvert à leur ambition, à leur orgueil, sont exécrés parmi les hommes !… – Puis, s’adressant à son frère, Victoria reprend : – Adieu, frère… avant le combat… j’avais le pressentiment de finir comme notre aïeule Anna Bell… dont la triste vie a tant de rapports avec la mienne… Elle a été tout enfant corrompue par cette reine infâme… Catherine de Médicis… j’ai été souillée tout enfant… par cet infâme roi Louis XV… J’aurai été tuée à la guerre par un fils de Neroweg… et Anna Bell a été tuée à la bataille de la Roche-la-Belle… sous les yeux du Karl de Gerolstein… qu’elle adorait… – Puis, semblant frappée d’une idée subite, Victoria se recueille et reprend : – Le grand-duc régnant de Gerolstein est prisonnier… m’as-tu dit, mon frère ?
– Oui… il a été pris par Castillon et un jeune volontaire de notre bataillon.
– Il faut instruire Saint-Just des services rendus à notre cause par Frantz de Gerolstein, maintenant retenu par son père dans une prison d’État… et signifier au grand-duc qu’il restera prisonnier tant qu’il n’aura pas rendu à son fils la liberté… Frantz… libre… pourra servir encore la révolution… N’oublie pas cela, frère !
– Je ne l’oublierai pas, – répond Jean Lebrenn en pleurant ; et il murmura d’une voix déchirante : – Mon Dieu… tu vas mourir ! !
– Jean… ta douleur est une injure à la croyance que nous ont léguée nos pères… Est-ce que l’on meurt ?… est-ce que je ne vais pas aller continuer de vivre, corps et âme, esprit et matière… en ces mondes inconnus où je te précède ?…
– Ce n’est pas ta mort que je pleure… puisque, ainsi que toi, je ne crois pas à la mort… je pleure notre séparation… Tu pars pour un voyage dont tu ne reviendras plus… Je suis jeune encore… et de longues années se passeront peut-être encore avant que je te revoie… sœur chérie !
– Ces longues années s’écouleront pour toi comme un jour… embellies par la tendresse de ta digne femme… par l’amour de tes enfants… par l’accomplissement de tes devoirs civiques !… De nouvelles luttes t’attendent sans doute… car, sans parler des traîtres… la république a des partisans plus funestes que ses plus dangereux ennemis… et notre génération, si révolutionnaire qu’elle soit, est encore pétrie de catholicisme… Elle a brisé ses idoles… mais elle a conservé l’empreinte indélébile de la religion de Rome !
– Ah ! je partage ta crainte… Dieu juste ! l’aurons-nous donc vu se lever si radieux, ce beau jour prédit par Victoria la Grande, pour assister à son déclin au milieu de nouveaux orages ?…
– De ce beau jour… ni toi ni d’innombrables générations ne verrez la fin… C’est un de ces jours dont les minutes sont des années… les heures… des siècles… Ce jour d’affranchissement durera ce qu’a duré ce long jour d’asservissement, dont la conquête de CLOVIS a été l’aube sanglante… et dont le supplice de LOUIS CAPET, le dernier de ces rois francs, a été le sanglant couchant ! – reprit Victoria d’une voix solennelle ; et soudain, de même que la flamme d’une lampe expirante jette parfois encore quelques vives clartés, au moment de s’éteindre, la jeune femme se redresse brusquement sur son séant ; ses grands yeux noirs, naguère ternis par les approches de la mort, s’illuminent d’un rayonnement interne ; sa voix, naguère haletante, voilée, redevient sonore, vibrante ; ses beaux traits, naguère crispés par l’agonie, resplendissent de foi et d’enthousiasme ; elle s’écrie : – Ah ! frère, je le sens… je le sens… mon esprit se dégage de mon corps actuel… pour aller animer ailleurs une enveloppe nouvelle… L’avenir se dévoile à ma vue… à moi… ! Victoria, la femme soldat… ainsi qu’il s’est dévoilé… il y a tant de siècles… à VICTORIA, LA FEMME EMPEREUR ! sœur de lait de notre aïeul Scanvoc’h… Écoutez… écoutez les accents de ce génie prophétique dont les filles de la Gaule antique étaient possédées… lorsqu’elles chantaient l’avenir sur des harpes d’or… Écoutez, fils de Joël… Écoutez !…
À ces mots empreints d’une exaltation surhumaine, Olivier, Castillon, Jean Lebrenn, oublient leur douleur ; le canonnier Duchemin, le capitaine Martin, Duresnel et quelques volontaires, venus visiter leurs camarades blessés, se pressent à la porte du réduit, et, profondément émus, prêtent l’oreille aux paroles, de Victoria. Elle s’écrie, avec un redoublement d’exaltation prophétique :
– Salut, beau jour prédit par Victoria la Grande… salut !… radieuse est ton aube !… Je vois à ta naissante aurore des fers brisés, des bastilles écroulées, des trônes, des autels en poudre, et, dominant les décombres du vieux monde, l’échafaud de CAPET !… Salut, échafaud sacré… divin symbole de la justice souveraine d’un peuple souverain… salut !… Ta hache sainte, trois fois sainte, a décapité la monarchie, a découronné cet arbre séculaire étranger à la vieille Gaule républicaine, implanté, enraciné par la conquête franque dans notre terre jadis libre… et arrosé des sueurs et du sang des Gaulois asservis !… C’est fait de la royauté… c’en est fait !… Qu’importent quelques rejetons sans durée, sans vie, qui pourront surgir encore, et qui surgiront un jour de cette souche antique déracinée de notre sol affranchi ?… Ne voit-on pas souvent le chêne abattu par le bûcheron en hiver, bourgeonner encore au printemps ?… Qu’importe ! l’arbre ne tient plus au sol, et bientôt cette verdure avortée que produit la sève expirante se flétrit et meurt en un matin… Salut donc ! beau jour prédit par Victoria la Grande… Salut ! ô république !… radieuse est ton aurore… Ton soleil éblouissant se lève sur l’Europe… Mais les plus beaux jours n’ont-ils pas leurs orages ?… Déjà je vois ramper au loin de noires vapeurs… Qui les produit ?… la fermentation des détritus du vieux monde… Ces débris des âges passés corrompent l’air une dernière fois… avant de disparaître dans le néant… Ces noires vapeurs d’abord rampantes… Je les vois monter… monter !… Voilà qu’elles obscurcissent ton aube naguère si lumineuse, si pure… ô république !… Elles montent toujours… elles s’épaississent… Oh ! quelles ténèbres !… l’on se croirait plongé dans la nuit du sépulcre, tantôt morne, silencieuse, glacée… tantôt sillonnée des éclairs de la foudre de guerre, dont les canons tonnent avec fracas… Et voilà que… peu à peu… ces ténèbres s’éclaircissent… Elles se colorent légèrement d’abord… puis la lumière les pénètre, les dore… Un rayon de flamme a lui… un rayon de ton astre éclipsé, non disparu… Ô république !… un moment dérobé aux yeux des hommes par ces nuées impures, il continue de s’élever lentement vers son zénith en planant dans l’éther… Mais voilà que les ténèbres, naguère à demi dissipées, redeviennent plus sombres encore… et, de nouveau, la nuit semble se faire… et de nouveau les tempêtes se déchaînent… Mais ton astre, ô république ! s’élève… s’élève toujours au-dessus de ces tempêtes, au-dessus de ces tonnerres… qui éclatent parmi les régions humaines… Mais ces tourmentes ne sont dans la nature que des accidents… leur terme est fixé… fixé aussi est le terme de l’éclipse qui, durant un moment, a voilé l’éternelle vérité… Ne voyez-vous pas les derniers nuages s’éloigner, s’évanouir à l’horizon inondé de clartés !… Ton astre en son plein, ô république ! déverse des torrents de lumière féconde sur le monde régénéré… Il verdoie… il fleurit… il déploie en paix ses trésors, ses richesses, ses pompes, ses merveilles au milieu de l’allégresse de ses enfants libres, égaux, affranchis à jamais du double joug du fanatisme et de la misère… et à jamais unis par la fraternelle solidarité des peuples confédérés… Ô Victoria la Grande… tu prophétisais la renaissance de la Gaule républicaine… Ta prophétie s’est accomplie… et aussi s’accomplira la mienne… Fils de Joël… JE PROPHÉTISE LA RÉPUBLIQUE UNIVERSELLE ! !
Les témoins de cette scène imposante, entraînés, transportés par la parole inspirée de Victoria, trompés par l’éclat éphémère de son regard, par la surexcitation fiévreuse où elle puisait un suprême élan d’énergie, oubliaient, hélas ! comme elle l’oubliait elle-même, qu’elle agonisait, et que, anéantie par un dernier effort de vitalité factice, elle allait quitter ce monde-ci pour aller renaître dans une autre sphère ! Il en fut ainsi. À peine a-t-elle prononcé ces paroles : Je prophétise la république universelle, que, saisie d’une faiblesse soudaine, Victoria, les yeux demi-clos, le visage livide et trempé d’une sueur glacée, s’affaisse entre les bras de son frère, murmure quelques mots inintelligibles et, après un instant d’agonie, elle sort de cette vie-ci, pour aller continuer de vivre en ces mondes mystérieux dont nul n’est revenu et où tous nous irons !
*
* *
L’armée devait se mettre en marche au point du jour. Jean Lebrenn et Castillon creusèrent à l’aube, sur les hauteurs de Geisberg, une fosse destinée à Victoria. Elle y fut conduite sur un brancard porté par le capitaine Martin, Castillon, Duchemin et Olivier. Jean Lebrenn, grièvement blessé, suivait le deuil de sa sœur, appuyé au bras du jeune volontaire Duresnel. La neige tombait, la fosse de Victoria disparut bientôt sous le blanc linceul qui couvrait les hauteurs de Geisberg au moment où l’armée quitta ses bivacs pour marcher sur les lignes de Wissembourg, qui pouvaient encore être défendues par l’armée autrichienne ; mais abandonnant ses retranchements pendant la nuit, elle évacua Wissembourg.
Hoche écrivit le même jour cette dépêche à Bouchotte, ministre de la guerre :
« Wissembourg, le 7 nivose (27 décembre) an II.
» Pressé par les ordres à donner et la surveillance qui doit suivre une victoire, je n’ai pu t’écrire hier soir ; mais à coup sûr tu connais par la lettre que j’ai écrite au comité de salut public ce qui s’est passé hier.
» Je suis entré ce matin dans Wissembourg, où j’ai fait ramasser beaucoup de prisonniers, beaucoup de malades, une infinité d’armes de toute espèce, etc. Les riches habitants de cette ville ont accompagné les ennemis dans leur fuite. Bon voyage ! Nous aurons leurs biens. Ces vils scélérats ne méritent aucune commisération. Douze mille hommes sont déjà au delà de Wissembourg. Le reste de l’armée part demain, de grand matin, et je vais prendre une position en attendant l’instant de frapper de nouveau. La route de Bitche à Wissembourg est libre. Les Prussiens ont abandonné les plus belles positions et les mieux fortifiées par l’art et la nature. Une de mes colonnes est à une lieue d’Amweiller, une autre à Dahn, une troisième à Nothweiller. Moi, je suis ici. Michaud marche avec sa division sur Bickelberg à travers la forêt de Bienvalt, et Desaix sur Hagenbach, après avoir pris Lauterbourg et forcé les ennemis à lui abandonner quatorze pièces de canon et des munitions de toute espèce en grand nombre. Je vais suivre mon mouvement général. À l’instant on m’amène… horreur de la nature ! !… des brigands pris les armes à la main tournée contre la patrie. Je dois les plus grands éloges à toutes les troupes. Un vieillard, le général Vernet, âgé de soixante-douze ans, s’empare avec sa colonne du château de Geisberg, et de deux pièces de canon ennemis.
» Un seul homme, le citoyen Donadieu, que j’avais chargé de couper la retraite aux ennemis, a manqué de cœur.
1 comment