Il s’adresse ainsi aux autres émigrés, non moins courroucés que lui :
– Allons nous faire tuer pour le roi… là… où l’on nous le permettra, messieurs ! !
*
* *
Le régiment de Gerolstein, le prince en tête, s’ébranle et part au grand trot. Le sol tremble sous les pieds de ces huit cents chevaux ; le cliquetis des sabres, des mousquetons et des cuirasses retentit avec un bruit formidable. L’on aperçoit à sept à huit cents toises le mamelon où est établie la batterie républicaine dominant le terrain plan où s’avancent les cuirassiers. Ce mamelon est flanqué à sa gauche d’un bouquet de bois, et à sa droite de la métairie, dont la toiture vient de s’effondrer au milieu d’une immense gerbe de flamme et de fumée. Le grand-duc de Gerolstein, ne pouvant tourner la batterie, couverte à sa gauche par un bois, à sa droite par des bâtiments à demi embrasés, le grand-duc de Gerolstein dut aborder de front les bouches à feu qu’il s’agissait d’enlever, ne doutant pas qu’elles fussent soutenues par de la cavalerie ou par de l’infanterie, troupes que la disposition des lieux ne lui permettait pas d’apercevoir encore.
– La position de ces républicains est forte, monseigneur, – dit le comte de Plouernel, – et cependant il serait dangereux de tenter de la tourner.
– Je suis résolu de l’attaquer de front… je réponds de l’élan de mes cuirassiers, – reprit le prince. – Nous voilà à petite portée de canon… Ces gens-là ne tirent pas ?…
– Ils attendent que nous soyons plus proche, monseigneur, afin de rendre sans doute plus meurtrière leur décharge à mitraille.
– Rapprochons donc la distance afin d’engager l’action, – s’écrie le grand-duc dans sa bouillante ardeur… et, se tournant vers ses cavaliers, il s’écrie d’une voix tonnante : – Cuirassiers de Gerolstein ! j’ai l’ordre d’enlever cette batterie… nous l’enlèverons ! ! Pas de quartier pour les brigands qui la défendent ! Ils ont assassiné leur roi et leurs seigneurs ! Si vous êtes vainqueurs, vous recevrez ce soir double paye… et double ration de schnik… Cuirassiers, en avant… au grand trot… Trompettes, sonnez la charge… Hourra ! en avant !… hourra !
– Hourra ! en avant !… – répètent, en brandissant leurs sabres, les cavaliers électrisés par l’ardeur du prince et par la promesse d’une double paye et d’une double ration de schnik. – Hourra ! en avant !…
Les trompettes sonnent la charge. Cette pesante cavalerie prend le grand trot, formée d’abord en colonne afin d’offrir moins de surface au tir de la batterie républicaine, toujours muette jusqu’alors ; puis, à deux cents pas environ du mamelon, là où commence la pente rapide que les cuirassiers ont à gravir pour arriver aux pièces qu’ils doivent enlever, ils se développent sur deux lignes, et au commandement du grand-duc de Gerolstein, ils lancent leurs chevaux au galop en poussant des hourras prolongés, et arrivent au pied du mamelon. L’impétuosité de leur allure est alors ralentie par la roideur de la pente dont ils ont à gagner le sommet… Ils déchargent leurs mousquetons sur les servants de la batterie dont les pièces, pointées de haut en bas et muettes jusqu’à ce moment, répondent par une effroyable volée de mitraille. La compagnie de volontaires parisiens, placée en tirailleurs sur la lisière du bois et couverte par les haies du verger, vise aux chevaux et fait pleuvoir sur les assaillants une grêle de balles qui se croisent avec les feux plongeants de la compagnie postée à droite, derrière les murs de clôture de la métairie. Cette pluie de fer et de plomb ayant surtout atteint les chevaux du premier rang, ceux-ci, blessés ou tués, tombent ou se cabrent, se culbutent, se renversent sur leurs cavaliers, jettent dans la seconde ligne un tel désordre que, malgré sa force d’impulsion, elle s’arrête, hésite, recule… et le grand-duc est forcé d’ordonner un demi-tour au galop afin d’aller reformer ses escadrons hors de la portée de la mitraille et de la fusillade, puis de ramener ensuite ses cuirassiers à la charge… Ce mouvement de retraite est salué par les cris mille fois répétés de Vive la république ! poussés par les Français. La mousqueterie des cavaliers allemands, tirant de bas en haut, a passé par-dessus la tête des canonniers ; quelques-uns seulement sont blessés, les autres se hâtent de recharger leurs pièces, les volontaires s’empressent de charger leurs fusils afin de saluer pareillement la seconde attaque des ennemis, dont une centaine tués, blessés ou engagés sous leurs chevaux morts, sont restés çà et là sur la pente du mamelon. Les cuirassiers, raffermis, exaltés par le désir de venger leur premier échec, se sont reformés en décrivant un assez grand circuit dans la plaine ; puis, revenant à fond de train, non plus développant leur front, mais en colonne, enlevés, entraînés par l’exemple du grand-duc qui s’élance à leur tête et, par forfanterie chevaleresque, a ordonné à son porte-étendard, colosse haut de six pieds, de chevaucher à ses côtés au milieu de ses gentilshommes ; les cuirassiers gravissent de nouveau la pente du mamelon, courbés sur l’encolure de leurs chevaux, dont ils labourent les flancs à coups d’éperon ; ils reçoivent, sans s’ébranler des pertes énormes qu’ils subissent, une nouvelle décharge de mitraille, presque à bout portant, et bientôt ils vont, dans l’impétuosité de leur élan, atteindre le plateau du mamelon, précédés du prince, du porte-étendard et de quelques gentilshommes. Les assaillants sont attendus avec un calme intrépide par les deux compagnies de volontaires, formées en carré au centre duquel ont été retirées les bouches à feu que les canonniers rechargent précipitamment. Le premier des trois rangs formant le carré a un genou en terre, et, ainsi que les deux autres, il reste immobile, le fusil épaulé, en joue et prêt à tirer au commandement du capitaine Martin. Il y eut un moment de silence solennel parmi les volontaires, lorsqu’ils virent d’abord apparaître à trente-cinq pas environ, achevant de gravir la pente du plateau, le grand-duc accosté d’un colosse casqué, cuirassé, portant l’étendard du régiment et accompagné de quelques officiers.
Castillon, placé au second rang du carré, ayant devant lui Jean Lebrenn, un genou en terre, et derrière lui le volontaire novice Duresnel, dit au premier à voix-basse :
– L’ami Jean, cotisons-nous pour déquiller ce tambour-major à cheval qui porte le drapeau… ça va-t-il ?
– Ça va… vise l’homme, je vise le cheval.
– Citoyens, je vise aussi au géant, – dit Duresnel de sa voix flûtée, – et si vous le permettez, je suis de votre écot ?
– Pardieu ! quand il y en a pour deux, il y en a pour trois ! – répond Castillon.
En ce moment le capitaine Martin voit derrière le grand-duc, son porte-étendard et ses officiers qui venaient d’aborder le plateau, poindre à mi-corps le premier rang des cuirassiers ; le capitaine Martin attend que, par un dernier effort de leurs chevaux, les cavaliers aient gagné le terre-plein du mamelon… alors, et seulement alors, le capitaine républicain s’écrie, au milieu d’un profond silence, car, en ce moment redoutable, toutes les respirations semblaient suspendues :
– Citoyens, attention au commandement !… tirez aux chevaux… Joue… feu !
– En avant, cuirassiers !… sabrez cette canaille ! – criait simultanément le grand-duc de Gerolstein faisant faire un bond énorme à son cheval afin de se précipiter sur le front du carré, – en avant !… hourra !
– Vive la république ! ! – avaient crié les volontaires en fusillant l’ennemi à bout portant. Les assaillants et les défenseurs disparaissent au milieu d’une épaisse fumée. Bientôt le vent la dissipe ; tel est l’aspect du champ de bataille. Ce qu’il faut si longuement raconter s’était passé… se passait avec la rapidité de la pensée.
Les cuirassiers du premier rang, foudroyés par la décharge du carré, étaient presque tous tombés avec leurs montures… ou avaient été culbutés sur les rangs suivants qui achevaient de gravir la pente du plateau. Cependant le grand-duc de Gerolstein, son porte-étendard, quelques-uns de ses gentilshommes et plusieurs de ses soldats, emportés par la force d’impulsion et par l’ardeur de leurs chevaux, qui, presque tous plus ou moins blessés, conservaient l’énergie d’un suprême effort, avaient pénétré dans l’intérieur du carré malgré la forêt de baïonnettes dont il était hérissé ; puis, foulant aux pieds, sabrant les républicains, parmi lesquels ils faisaient cette sanglante trouée, ils ne s’étaient forcément arrêtés que lorsque la plupart de leurs vaillants coursiers, épuisés par ce dernier élan, criblés de coups de baïonnette comme leurs cavaliers, les eurent entraînés dans leur chute. Le grand-duc de Gerolstein fut de ce nombre… Castillon et Duresnel avaient été, le premier, sabré à l’épaule par le vieux prince, le second, culbuté, contus, mais non blessé. Tous deux, après leur premier émoi, et lorsque les rangs, se resserrant, eurent fermé la trouée faite par l’impétuosité de l’attaque du grand-duc et de ses cavaliers, l’aperçurent dans l’intérieur du carré, engagé sous son cheval percé de coups ; le grand cordon orange que portait le prince le désignait comme un personnage. Castillon et Duresnel se précipitèrent sur lui et le firent prisonnier. Jean Lebrenn, de son côté, avait visé juste et logé sa balle dans le poitrail de la monture du colossal porte-étendard ; mais malgré cette blessure, le courageux cheval, pénétrant dans le carré à la suite du grand-duc, et, à bout de forces, était tombé expirant sous son cavalier. Celui-ci, préservé des balles par son casque, sa cuirasse et par l’épaisseur de ses bottes fortes, se dégage et, son sabre d’une main, son étendard de l’autre, se défend contre Jean Lebrenn, qui, dans l’espoir d’enlever un drapeau ennemi, s’est élancé, la baïonnette croisée, contre le géant. Celui-ci décrit autour de lui un moulinet redoutable, pare, riposte avec autant de vigueur que d’adresse et atteint grièvement d’une estocade à l’articulation du genou Jean Lebrenn, au moment où il vient de porter à son adversaire un coup de baïonnette dans le bas-ventre, juste au-dessous de sa cuirasse. Il tombe renversé. Jean Lebrenn, oubliant sa blessure, s’élance et s’empare de l’étendard. Un autre épisode se passait presque simultanément dans l’intérieur du carré : un sous-officier des cuirassiers de Gerolstein, d’une stature et d’une force presque égales à celles du porte-étendard, et qui, par un singulier hasard, n’avait été blessé non plus que sa monture en perçant les rangs des volontaires, se voyant perdu, voulait vendre chèrement sa vie, et attaquait avec furie le maréchal des logis Duchemin et ses servants, qui se hâtaient de recharger leur pièce. Duchemin, en vieux routier, s’était ingénieusement retranché en dedans et derrière l’une des roues de l’affût de Carmagnole ; cette roue le couvrait ainsi presque à mi-corps contre les coups de sabre et contre les atteintes du cheval de son adversaire, sur lequel il avait en vain déchargé son mousqueton.
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