Danton, prévenu à temps du péril dont il était menacé, pouvait fuir, il s’y refusa. En entrant dans la Conciergerie, il dit à l’illustre Thomas Payne, aussi prisonnier : « – Ce que tu as fait pour le bonheur et la liberté de ton pays, j’ai en vain essayé de le faire pour le mien ; j’ai été moins heureux que toi : l’on m’envoie à l’échafaud, j’irai gaiement. » – Puis, s’adressant à d’autres détenus qui le saluaient avec respect : « – Il y a un an que j’ai fait instituer le tribunal révolutionnaire, j’en demande pardon à Dieu et aux hommes. Ce n’était pas pour que le tribunal fût le fléau de l’humanité : c’était pour prévenir le retour des journées de septembre… Ah ! il vaut mieux être un pauvre pêcheur que de gouverner les hommes ! » – Interrogé par Fouquier-Tainville sur son nom, son âge et sa demeure, Camille répondit : « – J’ai l’âge du sans-culotte JÉSUS quand il mourut : trente-trois ans ! Vous trouverez mon nom dans le panthéon de l’histoire, et ma demeure sera bientôt le néant ! » Accusé de complicité avec Dumouriez et de complot contre la république, Danton repoussa cette absurde accusation, tantôt avec une éloquence foudroyante, tantôt avec un sanglant dédain. « – Je sais que notre mort est résolue, je ne disputerai pas plus longtemps ma tête aux assassins ! – dit ce grand homme en terminant. – J’aurais voulu que ma mort fût plus utile à la patrie ! Ma mémoire sera vengée ! mes ennemis me suivront à l’échafaud ! Peuple, souviens-toi quelquefois de ton ami ! souviens-toi que ton bonheur dépend de ton union avec la représentation nationale. Tu me verras aller au supplice avec autant de courage que j’en montrais en défendant tes droits. Je mourrai digne de toi ! »
Camille Desmoulins, marié depuis peu de temps à une jeune fille qu’il adorait, et dont il avait récemment eu un fils, écrivait la veille de son supplice à cette infortunée… « Je meurs à trente-quatre ans ; j’appuie avec calme ma tête sur l’oreiller de mes écrits, trop nombreux, peut-être, mais qui respirent tous la même philanthropie, le même désir de rendre mes concitoyens heureux et libres… Ô ma femme ! ma chère Lucile, j’étais né pour vivre paisible, défendre les malheureux, te rendre heureuse ; composer avec ta mère, mon père et quelques personnes selon notre cœur un O’Tahiti. Je rêvais une république que tout le monde eût adorée ; jamais je n’aurais pu croire les hommes si injustes, si féroces. Comment supposer que quelques plaisanteries écrites contre des collègues effaceraient le souvenir de mes services ! Je meurs victime de ces plaisanteries et de mon amitié pour Danton… Nous pouvons emporter avec nous le témoignage que nous mourons les derniers des républicains… Adieu, ma Lucile bien-aimée, vis pour notre enfant, pour notre petit Horace ; parle-lui de moi : tu lui diras, ce que le pauvre petit comprendra plus tard, que je l’aurais bien aimé… Malgré l’iniquité de mon supplice, je crois en Dieu. Mon sang effacera mes fautes. Ce que j’ai eu de bon, mes vertus civiques, mon amour de la liberté, Dieu le récompensera. Adieu, ma Lucile ! adieu, ma bien-aimée ! adieu, mon petit Horace ! adieu, mon père ! je sens fuir devant moi le rivage de la vie. Ô Lucile ! je te vois encore… Mes mains liées par le bourreau t’embrasseront encore, et ma tête, séparée de mon corps, attachera encore sur toi mes yeux mourants. »…
Les condamnés furent conduits le soir, à cinq heures, à l’échafaud. Camille Desmoulins tenait dans ses mains des cheveux de sa femme. Il devait être exécuté le premier, il voulut embrasser Danton, le bourreau s’y opposa. « – Tu es donc plus cruel que la mort ? – dit Camille, – elle n’empêchera pas nos têtes de se baiser tout à l’heure dans le fond du panier ! » – Puis, avisant le couteau de la guillotine, il ajouta : « – Voilà donc la récompense destinée au premier apôtre de la liberté ! celui qui, le 12 juillet 1789, a, le premier, fait appel à l’insurrection ! Les monstres qui m’assassinent ne me survivront pas longtemps ! » – Danton, calme, intrépide jusqu’à la fin, ne peut retenir cependant une larme, en s’écriant : « – Ma bien-aimée femme, mes pauvres enfants, je ne vous verrai donc plus ! » – Puis, se raffermissant : « – Allons, Danton, pas de faiblesse ! » – Et s’adressant au bourreau : « – Tu montreras ma tête au peuple… elle en vaut la peine ! »
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Charlotte Lebrenn, pendant que son mari servait dans l’armée de Rhin et Moselle, continuait d’habiter avec sa mère la maison de la rue d’Anjou, maître Gervais ayant amicalement consenti à reprendre la direction de l’atelier de serrurerie cédé par lui à Jean Lebrenn, jusqu’à ce que celui-ci fût de retour de l’armée. Charlotte, ainsi que par le passé, tenait les livres de commerce de la maison ; elle s’occupait de ce soin dans la journée du 23 prairial an II (mai 1791). La jeune femme, dans un état de grossesse avancée, était vêtue de deuil en mémoire de Victoria, sa belle-sœur. Madame Desmarais travaillait à un ouvrage de broderie à côté de la table où sa fille achevait la balance de ses comptes.
– Ah ! ma pauvre enfant, – dit madame Desmarais, – béni soit le jour où j’ai abandonné la maison de mon mari ! je ne suis pas du moins témoin de l’opprobre dont il se couvre… Lorsque le comité de salut public a demandé la mise en accusation de ce malheureux Danton et de ses amis, j’ai lu dans le journal que mon mari est monté à la tribune pour défendre l’accusé ! Cela, je l’avoue, me surprend d’abord beaucoup : M. Desmarais se ranger du côté de celui qu’on poursuit ! mais bientôt j’ai le secret de cette surprenante générosité ; c’était un piège abominable tendu à ceux qui avaient réellement quelque pitié dans l’âme, car, après avoir, pendant un quart d’heure, rappelé les services, le patriotisme de Danton, soudain mon mari s’arrête et s’écrie : « La république ne périra pas ! car en plaidant ici la cause de Danton, ce monstrueux scélérat, ma voix ne trouve aucun écho. Je voulais amener ses complices, non moins scélérats que lui, s’il en avait eu en cette enceinte, à se démasquer en applaudissant à sa défense… mais non ! mes paroles laissent froids ou révoltent les vrais républicains. Ces murmures me ravissent d’une joie civique ; ils me sont garants que le sang impur de ce misérable rougira bientôt la sainte guillotine… » – Puis, madame Desmarais, indignée jusqu’aux larmes, ajoute : – Et j’ai le malheur de porter le nom de cet homme féroce !
– Tu te méprends, pauvre bonne mère, – répond Charlotte en fermant ses livres de commerce. – Hélas ! mon père obéit plutôt au sentiment de la peur qu’à une méchanceté réfléchie.
– Comment ! il ne tendait pas un odieux guet-apens aux partisans de Danton en paraissant s’apitoyer sur lui !
– Je connais mon père ; je jurerais, vois-tu, maman, qu’en montant à la tribune, il voulait sincèrement défendre Danton, non par générosité, mais parce qu’il supposait et devait supposer que la majorité de la Convention ne décréterait jamais l’arrestation de ce grand citoyen ; mon père espérait avoir ainsi le bénéfice de l’avoir défendu ; mais, voyant au contraire la majorité de la Convention assez lâche, assez ingrate ou assez aveuglée par les haines de partis pour sacrifier Danton…
– … Mon mari, redoutant de se trouver seul de son opinion, à prétendu alors avoir plaidé le faux afin de savoir le vrai ; tu crois cela ?
– Oui, ma mère.
– Mon Dieu ! mais cette hypocrite lâcheté est pire encore, je crois, que la cruauté réfléchie !
– Ah ! ma mère, la peur, la hideuse peur enfante tant d’actes odieux, tu ne le sais que trop… et si jamais ton cœur si bon pouvait se plaire à la vengeance, tu serais vengée par les angoisses dont la vie de mon père est incessamment bourrelée… Va, crois-moi, la mort est cent fois préférable à l’existence à laquelle il s’est volontairement condamné.
– Tant mieux, il n’a que ce qu’il mérite ; le bon Dieu est juste !
– Pauvre mère, tu fais ainsi la méchante, et… – Mais Charlotte, s’interrompant, ferme ses livres de commerce, et reprend : – Tiens, laissons ce sujet : les temps, hélas ! sont déjà si tristes par eux-mêmes qu’il vaut mieux arrêter son esprit sur des pensées consolantes.
– Ah ! mon enfant, tu dis vrai, quels temps, quels terribles temps !
– Oui, terribles, mais aussi bien grands, bien héroïques ! – répond la jeune femme pensive, en tirant du tiroir de la table où elle replace ses livres de commerce un assez grand nombre de feuillets écrits de sa main et un cahier de papier blanc qu’elle place devant elle ; puis, de plus en plus pensive, elle prend machinalement sa plume, et ajoute : – Oui, temps étrange que le nôtre ! le bien et le mal semblent se confondre dans un effrayant chaos ; heureusement, le bien l’emporte de beaucoup sur le mal.
– Que Dieu t’entende ! chère fille, – répond madame Desmarais, secouant la tête avec un air de doute ; puis, avisant Charlotte qui se met en mesure d’écrire : – Je vais te sembler bien curieuse ; mais quel est donc ce travail dont tu t’occupes assidûment depuis quelques jours après avoir terminé la tenue de livres de commerce ?
– C’est une surprise que je ménage à Jean, ma bonne mère.
– Puisse-t-il, pour lui et pour nous, en jouir bientôt de cette surprise ! Sa dernière lettre nous donne du moins l’espérance de le revoir d’un moment à l’autre. Il a écrit dernièrement de Strasbourg dans le même sens à M. Billaud-Varenne, qui, en venant nous voir avant-hier, croyait trouver ici ton mari.
– Jean n’attendait plus que l’autorisation du chirurgien pour se mettre en route, car les suites de sa blessure exigent de grandes précautions. Ah ! mère ! mère ! combien je suis glorieuse d’être sa femme ! avec quel bonheur, avec quelle fierté je vais l’embrasser !
– Tu dois, en effet, être glorieuse, mon enfant, mais cette gloire-là coûte cher ; ma crainte est que notre pauvre Jean reste toujours boiteux. Ah ! la guerre, la guerre ! – reprend madame Desmarais ; et ses yeux devenant humides, elle ajoute : – Pauvre Victoria ! quelle cruelle vie ! quelle terrible fin que la sienne !… Morte à la bataille !…
– Vaillante sœur ! elle a vécu en martyre, elle est morte en héroïne. Et quelle admirable exaltation à ses derniers moments ! Jamais, je crois, je n’ai été plus émue qu’en lisant la lettre que Jean nous écrivait de Wissembourg le lendemain du jour où Victoria expirait entre ses bras, prophétisant la république universelle.
– Telle que ton mari nous l’a rapportée, cette prophétie a en effet quelque chose de biblique ; mais, en admettant qu’elle se réalise, que de maux, que de malheurs, que d’orages encore ! Faut-il plaindre, faut-il féliciter ceux-là qui vivront après nous et seront peut-être témoins de ces grandes choses ou de ces nouvelles catastrophes ?
– Ceux-là qui nous succéderont, il faut surtout les éclairer, ma mère, afin que l’époque à laquelle nous vivons porte pour eux ses fruits ; qu’ils apprennent de bonne heure à admirer ce qu’il y a d’admirable en ces temps-ci et à maudire ce qu’il y a de haïssable. – Puis, souriant à demi et montrant à sa mère les papiers épars sur sa table, Charlotte ajoute : – Ceci nous ramène à la surprise que je ménage à notre cher Jean, et dont je parlais tout à l’heure en répondant à ta curiosité.
– Que veux-tu dire, chère fille ?
– Tiens, lis le titre de ce cahier.
Madame Desmarais prend le cahier que lui présente sa fille, et lit tout haut ces mots :
À MON ENFANT !
– Ainsi, – reprend madame Desmarais avec émotion, – ces pages que tu écris depuis quelques jours…
– … Sont adressées dans ma pensée à mon enfant. Il verra le jour à une époque bien redoutable : c’est pour cet enfant que j’écris. Si c’est un garçon, je ne saurais lui citer un meilleur exemple à suivre que celui de son père ; si c’est une fille… – et la voix de Charlotte s’altéra légèrement… – je lui citerai un jour l’exemple de cette courageuse et adorable femme que le hasard m’a permis de connaître, d’aimer, d’admirer peu de temps avant son supplice…
– Lucile ! – s’écrie madame Desmarais, frissonnant à ce souvenir, – l’épouse infortunée de Camille Desmoulins ! Ah ! ce crime seul suffirait à faire maudire la révolution ! Pauvre Lucile ! si belle, si modeste, si bonne ! et mère d’un petit enfant ! Rien n’a pu apitoyer ces monstres du tribunal révolutionnaire : ils l’ont envoyée à l’échafaud, cette innocente jeune femme de vingt ans !
– Oui ; et la veille de sa mort, elle a adressé à madame Duplessis, sa mère, qui me l’a communiquée, cette lettre de deux lignes, où respire toute son âme :
« Bonsoir, ma chère maman ; une larme s’échappe de mes yeux, elle est pour toi. Je vais m’endormir dans le calme et l’innocence.
» LUCILE(5) »
– Touchants et nobles adieux ! – reprend Charlotte, essuyant ses yeux devenus humides.
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