– Il me semble que c’est ce que je t’aurais écrit, bonne mère, car moi aussi je saurais mourir !

– Tais-toi, tu m’épouvantes, – s’écrie madame Desmarais toute tremblante ; puis, se rassurant : – Mais non, tu es enceinte, et, grâce à Dieu, les femmes dans ta position échappent à l’échafaud.

– Oui, l’enfant sauve la mère ! aussi j’adresse ce petit écrit à mon enfant, à qui peut-être je devrai la vie… car si Camille Desmoulins, Danton, ces hommes illustres, ces grands patriotes, ont été sacrifiés hier, qui sait si mon mari, qui, malgré son obscurité, les égale du moins en vertus civiques, ne sera pas sacrifié demain ?

– Charlotte, tu as donc juré de me désespérer ! – murmure d’une voix atterrée madame Desmarais. – Lui ! ton mari, homme du peuple, si laborieux, si honnête ! lui, blessé à l’attaque de la Bastille ; lui, blessé incurablement peut-être à l’armée, où il pouvait se dispenser de se rendre, en sa qualité d’homme marié, on le condamnerait aussi ! Mais, hélas ! pourquoi non ? Ils ont condamné tant de grands citoyens ! Ah ! du sang, toujours du sang !… Et tu oses dire qu’en ces horribles temps, le bien l’emporte de beaucoup sur le mal !

– Oui, mère ; car si les rivalités féroces qui poussent les partis à mutuellement se décimer ont causé des malheurs irréparables, la république, pleurant les égarements affreux de ses enfants, témoigne de sa tendresse maternelle pour les pauvres, pour les opprimés, pour les esclaves, pour les veuves, pour les orphelins, enfin pour tous les déshérités de ce monde, et s’efforce de donner à tous le pain de l’âme et du corps.

– Où as-tu vu cela ?

– Tiens, bonne mère, écoute ces quelques lignes que j’écris pour mon enfant.

– Je t’écoute.

Charlotte Lebrenn lut ce qui suit :

« Tu naîtras en des temps sans pareils au monde, cher enfant ; et lorsque ta jeune raison sera suffisamment développée, tu liras les pages écrites par moi sous les yeux d’une mère chérie, pendant que ton père est allé combattre pour l’indépendance de la patrie, pour le salut de la révolution et de la république.

» Peut-être un jour tu entendras calomnier, maudire cette redoutable et héroïque époque à laquelle tu es né. Peut-être un jour, et pour un jour seulement, tu verras surgir encore les fantômes de l’Église de Rome et de la royauté. En ce cas, n’oublie jamais ceci :

« Christ, le divin prolétaire de Nazareth, avait dit : « Les fers des esclaves seront brisés ; – tous les hommes seront unis dans une fraternelle égalité ; les pauvres, les veuves et les orphelins seront secourus ; voilà ce que Jésus, le charpentier de Galilée, l’obscur artisan, avait prophétisé, mon enfant. »

» Et voici ce qui est arrivé :

» Ceux qui se disent les prêtres et les serviteurs de Jésus-Christ ont, pendant dix-huit siècles, possédé des esclaves, des serfs, des vassaux. – Ces vassaux, qui les a affranchis, au nom de la sainte humanité ? – C’est la révolution, c’est la république. – En un jour, elle a réalisé la prophétie de Christ, méconnue par ses prêtres depuis dix-huit cents ans ! Oui, vasselage et servage ont été abolis par la révolution, en 1789. Enfin, cher enfant, cette année où tu naîtras, an II, 16 pluviose (4 février 1794), la république a rendu ce décret :

« LA CONVENTION NATIONALE déclare abolir l’esclavage des nègres dans toutes les colonies ; en conséquence, elle décrète que tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont CITOYENS FRANÇAIS, et jouiront de leurs droits. »

– C’est pourtant vrai ce que tu dis là, ma fille, – reprend madame Desmarais, pensive, – la république a fait en un jour ce que l’Église n’a jamais fait depuis des siècles, puisqu’il dépendait d’elle de prêcher du moins l’exemple en affranchissant les esclaves, les serfs ou les vassaux qui lui appartenaient avant la révolution.

– Vois-tu, mère, qu’en ces temps-ci, le bien l’emporte de beaucoup sur le mal, – répond Charlotte. Puis elle poursuit ainsi sa lecture :

« Écoute encore, mon enfant : L’Église et la royauté laissaient à dessein le peuple dans une profonde ignorance, afin de le rendre plus docile au servage. Voici ce que l’année de ta naissance la république a décrété (8 nivose an II-1794) :

« LA CONVENTION NATIONALE arrête :

» L’enseignement est libre et sera gratuit et obligatoire. La Convention charge son comité d’instruction de lui présenter des livres élémentaires destinés à former l’éducation des citoyens. Les premiers de ces livres doivent être : LA DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME, – LA CONSTITUTION, – LE TABLEAU DES ACTIONS HÉROÏQUES OU VERTUEUSES, – LES PRINCIPES DE LA MORALE ÉTERNELLE. »

« LA CONVENTION NATIONALE décrète :

» Un concours sera ouvert, pour les ouvrages traitant :

» Instruction sur la CONSERVATION DE LA SANTÉ DES ENFANTS depuis la grossesse de la mère à leur naissance, et sur leur ÉDUCATION PHYSIQUE ET MORALE jusqu’à l’époque de leur entrée dans les écoles nationales. »

» – Voilà pour les enfants, puis encore pour la nourriture de l’âme :

« 28 nivose 1794.

» LA CONVENTION NATIONALE décrète :

» Il sera formé dans chaque district du territoire de la république une bibliothèque nationale publique. »

» C’est ainsi que la république donne le pain de l’âme à tous ses enfants, parce qu’elle sait que l’instruction seule peut affranchir les hommes. »

– C’est vrai… voilà encore un des bienfaits de la révolution que l’on ne saurait nier, – dit madame Desmarais. – Pourquoi faut-il, mon Dieu ! qu’à côté de tant de bien il y ait tant de mal !

– Ce sont les passions, les erreurs des hommes qu’il faut accuser, ma mère, et non la république ! – répond Charlotte ; et elle continue ainsi sa lecture :

« Autrefois, mon enfant, les rois, les seigneurs et les prêtres étaient presque les seuls possesseurs du sol ; ils le revendiquaient au nom de Dieu et du droit de conquête. Le clergé, par les dîmes qu’il imposait ; les nobles, par l’exercice de leurs droits seigneuriaux, réduisaient le peuple à une détresse épouvantable. Souvent, affamé par la disette, il broutait l’herbe des champs ou rongeait l’écorce des arbres : la révolution de 1789 abolit les dîmes et les droits féodaux, mais elle commit d’abord la faute de conserver un roi et de lui donner quarante millions de gages ; oui, mon enfant, tout autant, quarante millions ; mais la république, ayant supprimé par sage économie le roi et la royauté, a plus judicieusement employé les richesses de la France ; ainsi, par exemple, vois un peu, cher enfant, tout le bien que l’on peut faire avec environ le quart de ces quarante millions, jadis accordés au roi, et qui lui servaient à soudoyer les ennemis de la révolution, à gorger d’argent ses courtisans et sa valetaille ; la Convention a dernièrement rendu le décret suivant :

« LA CONVENTION NATIONALE, après avoir entendu le rapport du comité de salut public, décrète :

» Il sera ouvert dans chaque département un registre qui aura pour titre : LIVRE DE LA BIENFAISANCE NATIONALE.

» – Le premier titre sera intitulé : Cultivateurs vieillards ou infirmes.

» Le second : Artisans vieillards ou infirmes.

» Le troisième sera consacré aux mères et aux veuves ayant des enfants dans les campagnes.

TITRE Ier. – Des cultivateurs vieillards ou infirmes.

» Article 1er. L’inscription sur ce livre, de laquelle il sera délivré un extrait par l’administration du département au cultivateur vieillard ou infirme qui l’aura obtenue, lui servira de titre pour recevoir annuellement un secours de cent soixante livres, payables en deux termes, de six mois en six mois, et par avance.

» Art. 2. Pour être inscrit, il faut être indigent, âgé de soixante ans, et muni d’un certificat qui atteste que pendant l’espace de vingt ans on a été employé, sous quelque rapport que ce soit, au travail de la terre. Ceux qui auront des infirmités acquises par ce genre de travail pourront jouir du secours de cent livres, quoiqu’ils ne soient pas sexagénaires, si, d’ailleurs, ils ne peuvent se procurer leur subsistance.

» Art. 3. Les certificats de temps de travail et d’indigence seront délivrés par la commune du lieu de résidence du cultivateur ou de l’artisan vieillard ou infirme. L’état d’infirmité sera attesté par deux chirurgiens du district, dont l’un sera toujours l’officier de santé de l’arrondissement, qui remplira cette fonction gratuitement ; ces pièces, visées par l’agent national de la commune, seront, par lui, adressées sans délai au district.

» Art. 4. Le nombre des inscriptions pour les cultivateurs vieillards ou infirmes demeure fixé à quatre cents par chaque département.

» Art. 13. Pour l’exécution du présent décret, il sera mis annuellement, par la trésorerie nationale, à la disposition de la commission exécutive des secours publics, la somme de sept millions cent quarante-quatre mille livres à distribuer entre les départements de la république.

TITRE II. – Des artisans vieillards ou infirmes.

» Art. 1er. Les artisans qui, dans les campagnes, sont attachés aux arts mécaniques, auront droit également à la bienfaisance nationale et aux inscriptions.

» Art. 2.