Telle fut la rapidité, la justesse de son tir, que bientôt la plupart des pièces autrichiennes furent démontées, leurs canonniers hors de combat. Alors le général ennemi, craignant de voir sa droite de nouveau décimée par l’artillerie républicaine, envoya l’un de ses aides de camp donner l’ordre au régiment des cuirassiers de Gerolstein d’enlever cette foudroyante batterie. Jusqu’alors couvert et masqué par un pli de terrain, ce régiment de grosse cavalerie de réserve n’avait pas pris part à l’action ; il formait une partie du contingent que la principauté de Gerolstein devait mettre au service de la Confédération germanique, et était commandé par le grand-duc régnant, l’un des plus ardents coalisés. Ce prince, âgé de soixante ans passés (père de Frantz de Gerolstein, qu’il détenait dans une prison d’État), conservait la verdeur et l’élan de la jeunesse ; à sa bravoure naturelle se joignait l’excitation de la haine implacable dont il poursuivait la révolution, l’accusant de ce qu’il appelait les crimes de son fils Frantz. Le comte de Plouernel, marié depuis peu à la fille du prince de Holtzern, commandait en second les cuirassiers du grand-duc. Celui-ci, aussi orgueilleux de son régiment que feu le roi Frédéric l’était de ses grenadiers, recrutait ses cavaliers avec un soin extrême ; nul d’entre eux n’avait moins de cinq pieds huit à dix pouces. En temps de paix, ils manœuvraient chaque jour sous les yeux du prince dans l’une des cours du palais de Gerolstein ; leurs chevaux, de pure race mecklembourgeoise, étaient de premier choix et tous de robe noire. Les cavaliers portaient la cuirasse et le casque d’acier, l’habit aux couleurs du grand-duc (bleu clair à collet et retroussis orange), bottes fortes et culotte de daim blanc. En somme, ce régiment était l’un des plus solides, des plus beaux de l’armée coalisée. Les hommes, tous dans la force de l’âge, aguerris, exercés, bien vêtus, bien nourris, bien soldés, choyés enfin comme une troupe d’élite, disciplinés à coups de canne par leurs aristocratiques officiers, selon la coutume allemande ; ces cuirassiers offraient le type parfait du soldat monarchique, instrument passif de la volonté du maître, également prêts à sabrer leur père, leur frère, leur mère, leurs concitoyens, ou à marcher à l’ennemi avec la même inexorable indifférence… tuant, parce qu’on leur dit : Tue ! se battant, parce qu’on leur dit : En avant ! et ignorant pour qui ou pour quoi ils se battent, combattant bravement, mais sans passion, sans entraînement ; en un mot, sans IDÉE… puis, l’action engagée, obéissant uniquement à l’instinct meurtrier de la bête que développe et surexcite jusqu’à la férocité la guerre sans principe, sans IDÉAL. Cette espèce de soldats sait obéir, tuer, mourir… rien de plus. Ils peuvent, grâce à leur nombre, servir temporairement l’oppression ou la conquête ; mais ils sont et seront toujours radicalement incapables de ces prodiges de valeur, de ces miracles de patriotisme qui ont souvent rendu vainqueurs du nombre et de la tactique nos soldats républicains mal armés, presque sans pain ni souliers, mais qui se battent et savent qu’ils se battent pour défendre le sol, le foyer, l’indépendance nationale, la liberté, la révolution !

Peu de temps avant que le général Wurmser n’ait envoyé l’un de ses aides de camp ordonner aux cuirassiers de Gerolstein d’enlever l’une des batteries françaises qui écharpaient son aile droite, la position, de l’armée autrichienne commençait de devenir très-critique sur d’autres points. Sa cavalerie, ramenée par la brillante charge des escadrons de la division Férino, venait à peine de reformer ses débris derrière les carrés d’infanterie ennemie, lorsque Hoche, lançant sur eux ses colonnes d’attaque, les aborda de front à la baïonnette, les culbuta après une résistance acharnée et resta maître des premières pentes du plateau de Geisberg, sur la hauteur duquel se massait la réserve de Wurmser, dernier corps qu’il eût encore à engager. Le général Vernet, vieux soldat républicain à cheveux blancs, mettant pied à terre malgré ses soixante-douze ans, marchait à la tête de sa division, accompagné de Saint-Just, et gravissait la pente du plateau afin de s’emparer du château de Geisberg qui le couronnait.

Les cuirassiers de Gerolstein n’avaient pas jusqu’alors reçu l’ordre de s’ébranler. Ils restaient en réserve, couvert et masqués par un pli de terrain. À leur droite se tenait le grand-duc ; robuste, de haute stature, plein de vigueur et de feu, d’une physionomie hautaine et dure que découvrait à demi la visière de son casque, surmonté d’une riche aigrette de plumes de héron, il portait l’uniforme de son régiment de prédilection. Les gentilshommes et les officiers de sa maison étaient groupés à quelque distance de lui ; il conversait alors avec le comte de Plouernel, aussi revêtu de l’uniforme de colonel de cuirassiers ; tous deux poursuivant ainsi leur entretien :

– Comte, savez-vous ce que m’a dit hier le prince de Condé en passant à Wissembourg pour se rendre à son quartier général de Lauterbourg ? Voici ses propres paroles : « La république n’est plus trahie par ses généraux… Nous sommes f…(4). »

– Monseigneur, c’est trop tôt désespérer.

– Je ne désespère point, tant s’en faut ! mais l’observation du prince est juste… Le concert et la vigueur de l’attaque des généraux jacobins prouve que le temps des Dumouriez, des Biron, des Custine est passé… Nous ne devons plus compter sur des défections ou sur des trahisons pour écraser cette infernale république, dont le plus grand crime, à mes yeux, est d’avoir perdu mon misérable fils… – Et les traits du prince prenant une expression cruelle, il ajoute : – Comte, je puis être tué aujourd’hui… n’oubliez pas votre promesse.

– Je la tiendrai, monseigneur…

– Vous me le jurez ?

– Je vous le jure… foi de gentilhomme ; j’irai trouver le prince Frantz dans sa prison, et je lui dirai…

– … Que mes dernières pensées ont été des pensées de malédiction sur lui !… – s’écrie impétueusement le grand duc. – Puis il ajoute d’un air sinistre : – La justice aura son cours… mon tribunal suprême a jugé et condamné ce fils indigne… il a été convaincu de complot révolutionnaire contre la sûreté de mes États, de rébellion contre ma personne… il a encouru la peine de mort… J’ai fait surseoir jusqu’ici à son exécution… je ne veux pas qu’il me survive… Il s’efforcerait de réaliser ses exécrables desseins, mettrait le feu à la Confédération germanique, qu’il rêve de fédéraliser en république à l’imitation des cantons suisses. Les idées révolutionnaires n’ont que trop envahi l’Allemagne, et les projets de mon indigne fils pourraient réussir… Il subira donc, si je meurs aujourd’hui, la peine due à ses forfaits. Mon neveu Othon, de qui vous avez épousé la cousine, héritera de ma couronne.

– Éloignez de vous ces sombres pensées, monseigneur ! Vous régnerez longtemps encore… oui, vous régnerez assez longtemps pour voir la fin et la ruine de cette monstrueuse république… l’horreur, l’épouvante de l’Europe monarchique… Non, non… quoi qu’en dise le prince de Condé avec son énergie militaire, nous ne sommes pas f…. L’un de nos émissaires les plus actifs, les plus intelligents, le révérend père Morlet, de la compagnie de Jésus, m’écrivait dernièrement qu’il fallait tout attendre de la furie sauvage des hébertistes… Ils commencent à attaquer Robespierre… abominable scélérat, mais, il faut en convenir, le plus grand homme d’État du gouvernement révolutionnaire… Si Robespierre succombe, il entraînera dans sa tombe les membres les plus influents du comité de salut public et ce qui reste de jacobins énergiques… La république alors est perdue… J’attends d’un jour à l’autre le révérend père Morlet, il doit être bientôt de retour de Londres, où il a longuement conféré avec Pitt sur la guerre intérieure que le gouvernement anglais fait à la France avec tant de succès, grâce à d’innombrables incendies et à l’incessante fabrication de faux assignats. Le révérend doit m’apporter quelques dépêches confidentielles de nos amis d’Angleterre.

L’entretien du grand-duc et du comte est interrompu par l’arrivée d’un peloton d’une vingtaine de volontaires émigrés qui s’approchent du front du régiment : ces émigrés sont étrangement accoutrés d’habits moitié civils, moitié militaires, armés de fusils de chasse emportés du manoir féodal. La plupart de ces ci-devant, portant un bissac sur le dos, hâves, maigris par la fatigue, déguenillés par la misère, appartenaient en majorité à la gentilhommerie rustique… à ces fouetteurs de lièvres, ainsi que jadis on les appelait ; ils faisaient une fois en leur vie le voyage de Versailles, afin de monter dans les carrosses du roi (après preuves de noblesse) et assister à l’une de ses chasses ; après quoi ils retournaient dans leur province, dont ils ne bougeaient plus. Pauvres gens ! vivant exemple de l’aveuglement, de la criminelle aberration où le fétichisme monarchique peut entraîner des âmes honnêtes et courageuses !… ils croient naïvement, sincèrement accomplir un devoir d’honneur, ces émigrés, en marchant avec l’étranger ! au nom de leur foi et de leur roi ! contre la mère patrie ! effroyable parricide dont ils n’ont pas même conscience, tant leur esprit est fatalement perverti par l’idolâtrie royaliste et catholique ; ils cèdent aussi, et cela va de soi, à ce qu’ils appellent : la légitime revendication de leurs droits seigneuriaux et autres… Ces droits, ils croyaient les reconquérir en un tour de main après avoir rétabli leur roi sur le trône de ses pères dans la plénitude de son absolutisme ! Quoi ! ces vassaux révoltés, ces bourgeois… cette ignoble et couarde populace des campagnes et des cités… pourraient, oseraient résister aux gentilshommes de l’armée des princes, renforcée des troupes de l’Europe coalisée contre la France ?… Il en est pourtant ainsi, la république triomphe, les émigrés subissent la peine de leur parricide : combattre la mère patrie. Leurs alliés mêmes leur font cruellement sentir le poids de ce forfait irrémissible. Que d’amertumes, que de mépris infligés à l’émigration par les rois coalisés ! Ne lit-on pas cet arrêté placardé aux confins de presque tous les États d’Allemagne : Les mendiants, les vagabonds et les ÉMIGRÉS… ne peuvent séjourner ici plus de vingt-quatre heures ! Terrible châtiment de leur félonie, que ces descendants des preux regardent comme chevalerie !

Parmi les émigrés marchait cet insupportable marquis de Saint-Estève, dont l’incessante hilarité avait autrefois, dans leurs secrets conciliabules, si fort impatienté le jésuite Morlet et le comte de Plouernel ; un vieux gentilhomme campagnard à barbe blanche, vêtu presque de haillons, le ci-devant vidame de Bussy, blessé récemment, commandait les volontaires royalistes ; son front était ceint d’un bandeau taché de sang… L’aide de camp de Wurmser, accourant au galop, donne au grand-duc l’ordre d’attaquer à la tête de ses cuirassiers la batterie républicaine et de l’enlever à tout prix. Au moment où le prince va se mettre en mesure d’exécuter ces ordres, il voit s’approcher de lui le vieux gentilhomme campagnard, commandant le peloton d’émigrés.

– Monseigneur, – dit le vidame de Bussy au grand-duc, – ces gentilshommes et moi, nous sortons de Wissembourg, où nous étions arrivés seulement depuis une heure. Nous accourons nous mettre à la disposition de Votre Altesse et vous demander un poste de combat.

– Hé, messieurs ! placez-vous où vous voudrez ! mais n’embarrassez pas ma manœuvre, – répond le grand-duc de Gerolstein avec une impatience hautaine, et, approchant ses éperons des flancs de son cheval, il part au galop afin de se porter devant le front de son régiment et de le mener à la charge. Le comte de Plouernel, qui a de loin reconnu le marquis et se soucie peu de renouveler connaissance avec lui, feint de ne pas le voir et rejoint au galop le grand-duc, que suivent les officiers de sa maison.

– Ah, ah, ah ! – s’écrie le marquis pouffant de rire à l’étrange accueil du prince, et voyant le vieux gentilhomme rester ébahi et si amèrement courroucé qu’une larme de honte et d’humiliation roula dans ses yeux. – Ah, ah, ah ! la plaisante réception… Faites donc trois lieues en deux heures pour arriver sur le champ de bataille… et être reçu de la sorte par les sérénissimes alliés de Sa Majesté le roi de France… Ah, ah, ah ! mon pauvre vidame de Bussy ! Hi, hi, hi ! que ton air est piteux ! Si tu voyais ta figure… couronnée… de ton bandeau… oh, oh, oh ! Tu es à peindre… tu as l’air d’un vieux Cupidon… Ah, ah, ah ! oh ! la rate… je crèverai… de rire… si je ne meurs d’une balle républicaine.

– Fasse le ciel que je trouve aujourd’hui la fin de ma triste vie… C’est trop… oh ! c’est trop de misère et de honte ! – dit d’une voix sourde le vieux gentilhomme campagnard sans s’arrêter aux lazzi du marquis.