Les Nourritures terrestres / Les Nouvelles nourritures
André Gide
Les nourritures
terrestres
suivi de
Les nouvelles
nourritures
Gallimard
A mon ami Maurice Quillot
Les nourritures terrestres
(1897)
Voici les fruits dont nous nous sommes nourris
sur la terre.
Le Koran, II, 23.
PRÉFACE
DE L'ÉDITION DE 1927
Juillet 1926.
Ce manuel d'évasion, de délivrance, il est d'usage qu'on
m'y enferme. Je profite de la réimpression que voici pour
présenter à de nouveaux lecteurs quelques réflexions, qui
permettront de réduire son importance, en le situant et
en le motivant d'une manière plus précise.
1o Les Nourritures terrestres sont le livre, sinon d'un
malade, du moins d'un convalescent, d'un guéri – de
quelqu'un qui a été malade. Il y a, dans son lyrisme
même, l'excès de celui qui embrasse la vie comme
quelque chose qu'il a failli perdre ;
2o J'écrivais ce livre à un moment où la littérature
sentait furieusement le factice et le renfermé ; où il me
paraissait urgent de la faire à nouveau toucher terre et
poser simplement sur le sol un pied nu.
A quel point ce livre heurtait le goût du jour, c'est ce
que laissa voir son insuccès total. Aucun critique n'en
parla. En dix ans, il s'en vendit tout juste cinq cents
exemplaires ;
3o J'écrivais ce livre au moment où, par le mariage, je
venais de fixer ma vie ; où j'aliénais volontairement une
liberté que mon livre, œuvre d'art, revendiquait aussitôt
d'autant plus. Et j'étais en l'écrivant, il va sans dire,
parfaitement sincère ; mais sincère également dans le
démenti de mon cœur ;
4o J'ajoute que je prétendais ne pas m'arrêter à ce
livre L'état flottant et disponible que je peignais, j'en
fixais les traits comme un romancier fixe ceux d'un héros
qui lui ressemble, mais qu'il invente ; et même il me
parait aujourd'hui que ces traits, je ne les fixais pas sans
les détacher de moi, pour ainsi dire, ou, si l'on préfère,
sans me détacher d'eux ;
5o L'on me juge d'ordinaire d'après ce livre de jeunesse, comme si l'éthique des Nourritures avait été celle
même de toute ma vie, comme si moi tout le premier, je
n'avais point suivi le conseil que je donne à mon jeune
lecteur : « Jette mon livre et quitte-moi » Oui j'ai tout
aussitôt quitté celui que j'étais quand j'écrivais Les
Nourritures ; au point que si j'examine ma vie, le trait
dominant que j'y remarque, bien loin d'être l'inconstance,
c'est au contraire la fidélité. Cette fidélité profonde du
cœur et de la pensée, je la crois infiniment rare. Ceux qui
devant que de mourir, peuvent voir accompli ce qu'ils
s'étaient proposé d'accomplir, je demande qu'on me les
nomme, et je prends ma place auprès d'eux ;
6o Un mot encore : Certains ne savent voir dans ce
livre, ou ne consentent à y voir, qu'une glorification du
désir et des instincts. Il me semble que c'est une vue un
peu courte. Pour moi, lorsque je le rouvre, c'est plus
encore une apologie du dénuement, que j'y vois. C'est là
ce que j'en ai retenu, quittant le reste, et c'est à quoi
précisément je demeure encore fidèle. Et c'est à cela que
j'ai dû, comme je le raconterai par la suite, de rallier plus
tard la doctrine de l'Evangile, pour trouver dans l'oubli
de soi la réalisation de soi la plus parfaite, la plus haute
exigence, et la plus illimitée permission de bonheur.
« Que mon livre t'enseigne à t'intéresser plus à toi qu'à
lui-même, – puis à tout le reste plus qu'à toi » Voici ce
que déjà tu pouvais lire dans l'avant-propos et dans les
dernières phrases des Nourritures. Pourquoi me forcer à
le répéter ?
A.G.
Ne te méprends pas, Nathanaël, au titre brutal qu'il m'a
plu de donner à ce livre ; j'eusse pu l'appeler Ménalque,
mais Ménalque n'a jamais, non plus que toi-même, existé.
Le seul nom d'homme est le mien propre, dont ce livre
eût pu se couvrir ; mais alors comment eussé-je osé le
signer ?
Je m'y suis mis sans apprêts, sans pudeur ; et si parfois
j'y parle de pays que je n'ai point vus, de parfums que je
n'ai point sentis, d'actions que je n'ai point commises –
ou de toi, mon Nathanaël, que je n'ai pas encore rencontré –, ce n'est point par hypocrisie, et ces choses ne sont
pas plus des mensonges que ce nom, Nathanaël qui me
liras, que je te donne, ignorant le tien à venir.
Et quand tu m'auras lu, jette ce livre – et sors. Je
voudrais qu'il t'eût donné le désir de sortir – sortir de
n'importe où, de ta ville, de ta famille, de ta chambre, de
ta pensée. N'emporte pas mon livre avec toi Si j'étais
Ménalque, pour te conduire j'aurais pris ta main droite,
mais ta main gauche l'eût ignoré, et cette main serrée, au
plus tôt je l'eusse lâchée, dès qu'on eût été loin des villes,
et que je t'eusse dit : oublie-moi.
Que mon livre t'enseigne à t'intéresser plus à toi qu'à
lui-même, – puis à tout le reste plus qu'à toi.
LIVRE PREMIER
Mon paresseux bonheur qui longtemps sommeilla
S'éveille...
Hafiz.
I
Ne souhaite pas, Nathanaël, trouver Dieu ailleurs
que partout.
Chaque créature indique Dieu, aucune ne le révèle.
Dès que notre regard s'arrête à elle, chaque créature
nous détourne de Dieu.
Tandis que d'autres publient ou travaillent, j'ai passé
trois années de voyage à oublier au contraire tout ce
que j'avais appris par la tête.
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