Je ne goûte pas une joie que je ne l'y veuille attachée.

– Cela l'augmente-t-il ?

– Non, dis-je, cela me la légitime. »

 

Certes, il m'a plu souvent qu'une doctrine et même qu'un système complet de pensées ordonnées justifiât à moi-même mes actes ; mais parfois je ne l'ai plus pu considérer que comme l'abri de ma sensualité.

*

Toute chose vient en son temps Nathanaël ; chacune naît de son besoin, et n'est pour ainsi dire qu'un besoin extériorisé.

J'avais besoin d'un poumon, m'a dit l'arbre : alors ma sève est devenue feuille, afin d'y pouvoir respirer. Puis quand j'eus respiré, ma feuille est tombée, et je n'en suis pas mort. Mon fruit contient toute ma pensée sur la vie.

Nathanaël, ne crains pas que j'abuse de cette forme d'apologue, car je ne l'approuve pas beaucoup. Je ne veux t'enseigner d'autre sagesse que la vie. Car c'est un grand souci que de penser. Je me suis fatigué, quand j'étais jeune, à suivre au loin les suites de mes actes et je n'étais sûr de ne plus pécher qu'à force de ne plus agir.

Puis j'écrivis : Je ne dus le salut de ma chair qu'à l'irrémédiable empoisonnement de mon âme. Puis je ne compris plus du tout ce que j'avais voulu dire par là

 

Nathanaël, je ne crois plus au péché.

Mais tu comprendras que ce n'est qu'avec beaucoup de joie qu'un peu de droit à la pensée s'achète. L'homme qui se dit heureux et qui pense, celui-là sera appelé vraiment fort

*

Nathanaël, le malheur de chacun vient de ce que c'est toujours chacun qui regarde et qu'il subordonne à lui ce qu'il voit. Ce n'est pas pour nous, c'est pour elle que chaque chose est importante. Que ton œil soit la chose regardée.

Nathanaël ! je ne peux plus commencer un seul vers, sans que ton nom délicieux y revienne.

Nathanaël, je voudrais te faire naître à la vie.

Nathanaël, est-ce que tu comprends assez le pathétique de mes paroles ? Je voudrais m'approcher de toi plus encore.

Et comme, pour le ressusciter, Elisée, sur le fils de la Sulamite – « la bouche sur sa bouche, et les yeux sur ses yeux, et les mains sur ses mains, s'étendit » – mon grand cœur rayonnant contre ton âme encore ténébreuse, m'étendre sur toi tout entier, ma bouche sur ta bouche, et mon front sur ton front, tes mains froides dans mes mains brûlantes, et mon cœur palpitant... (« Et la chair de l'enfant se réchauffa », est-il écrit...) afin que dans la volupté tu t'éveilles – puis me laisses – pour une vie palpitante et déréglée.

Nathanaël, voici toute la chaleur de mon âme – emporte-la.

Nathanaël, je veux t'apprendre la ferveur.

Nathanaël, car ne demeure pas auprès de ce qui te ressemble ; ne demeure jamais, Nathanaël. Dès qu'un environ a pris ta ressemblance, ou que toi tu t'es fait semblable à l'environ, il n'est plus pour toi profitable. Il te faut le quitter. Rien n'est plus dangereux pour toi que ta famille, que ta chambre, que ton passé. Ne prends de chaque chose que l'éducation qu'elle t'apporte ; et que la volupté qui en ruisselle la tarisse.

Nathanaël, je te parlerai des instants. As-tu compris de quelle force est leur présence ? Une pas assez constante pensée de la mort n'a donné pas assez de prix au plus petit instant de ta vie. Et ne comprends-tu pas que chaque instant ne prendrait pas cet éclat admirable, sinon détaché pour ainsi dire sur le fonds très obscur de la mort ?

Je ne chercherais plus à rien faire, s'il m'était dit, s'il m'était prouvé, que j'ai tout le temps pour le faire. Je me reposerais d'abord d'avoir voulu commencer quelque chose, ayant le temps de faire aussi toutes les autres.