Malheur à toi si tu dis que ton bonheur est mort parce que tu n'avais pas rêvé pareil à cela ton bonheur – et que tu ne l'admets que conforme à tes principes et à tes vœux.

Le rêve de demain est une joie, mais la joie de demain en est une autre, et rien heureusement ne ressemble au rêve qu'on s'en était fait ; car c'est différemment que vaut chaque chose.

– Je n'aime pas que vous me disiez : viens, je t'ai préparé telle joie ; je n'aime plus que les joies de rencontre, et celles que ma voix fait jaillir du rocher ; elles couleront ainsi pour nous, neuves et fortes comme les vins nouveaux abondent du pressoir.

Je n'aime pas que ma joie soit parée, ni que la Sulamite ait passé par des salles ; pour l'embrasser je n'ai pas essuyé de ma bouche les taches que les grappes avaient laissées ; après les baisers, j'ai bu du vin doux sans avoir rafraîchi ma bouche ; et j'ai mangé du miel de ruche avec sa cire.

Nathanaël, n'apprête aucune de tes joies.

*

Où tu ne peux pas dire : tant mieux, dis : tant pis. Il y a là de grandes promesses de bonheur.

 

Il y en a qui regardent les instants de bonheur comme donnés par Dieu – et les autres comme donnés par Qui d'autre ?...

Nathanaël, ne distingue pas Dieu de ton bonheur.

 

« Je ne peux pas plus être reconnaissant à « Dieu » de m'avoir créé que je ne pourrais lui en vouloir de ne pas être, – si je n'étais pas. »

Nathanaël, il ne faut parler de Dieu que naturellement.

 

Je veux bien que, l'existence une fois admise, celle de la terre et de l'homme et de moi paraisse naturelle, mais ce qui confond mon intelligence, c'est la stupeur de m'en apercevoir.

Certes j'ai chanté moi aussi des cantiques et j'ai écrit la

 

RONDE DES BELLES PREUVES

DE L'EXISTENCE DE DIEU

 

Nathanaël, je t'enseignerai que les plus beaux mouvements poétiques sont ceux sur les mille et une preuves de l'existence de Dieu. Tu comprends, n'est-ce pas, qu'il ne s'agit pas ici de les redire, ni surtout de les redire simplement ; – et puis il y en a qui ne prouvent que l'existence – et ce qu'il nous faut c'est aussi sa permanéité.

Je sais bien, ah ! oui qu'il y a l'argument de saint Anselme,

Et l'apologue des parfaites îles Fortunées,

Mais hélas ! hélas, Nathanaël, tout le monde ne peut pas y habiter.

Je sais qu'il y a l'assentiment du plus grand nombre, Mais tu crois, toi au petit nombre des élus.

 

Il y a bien la preuve par deux et deux font quatre,

Mais, Nathanaël, tout le monde ne sait pas bien calculer.

 

Il y a la preuve du premier moteur, Mais il y a celui qui était encore avant celui-là.

Nathanaël, c'est fâcheux que nous n'ayons pas été là. On aurait vu créer l'homme et la femme ;

Eux s'étonner de n'être pas nés petits enfants ;

Les cèdres de l'Elbrouz fatigués d'être nés déjà séculaires

Et sur des monts déjà ravinés par les eaux.

Nathanaël ! avoir été là pour l'aurore ! Par quelle paresse n'étions-nous pas déjà levés ? Est-ce que toi tu ne demandais pas à vivre ? Ah ! moi je le demandais certainement... Mais, dans ce temps, l'esprit de Dieu s'éveillait à peine, après avoir dormi hors du temps, sur les eaux. Si j'eusse été là, Nathanaël, je lui eusse demandé de faire tout un peu plus vaste ; et ne me réponds pas, toi qu'alors rien ne s'en serait aperçu1.

 

Il y a la preuve par les causes finales.

Mais tous ne trouvent pas que la fin justifie les moyens.

 

Il y en a qui prouvent Dieu par l'amour que l'on sent pour Lui Voilà pourquoi Nathanaël, j'ai nommé Dieu tout ce que j'aime, et pourquoi j'ai voulu tout aimer. Ne crains pas que je t'énumère ; d'ailleurs je ne commencerais pas par toi ; j'ai préféré bien des choses aux hommes et ce ne seront pas eux que j'ai surtout aimés sur la terre. Car ne t'y méprends pas, Nathanaël : ce que j'ai de plus fort en moi ce n'est certes pas la bonté, ni je crois non plus de meilleur ; et ce n'est pas non plus la bonté que j'estime surtout chez les hommes. Nathanaël, préfère-leur ton Dieu. Moi aussi j'ai su louer Dieu, j'ai chanté pour Lui des cantiques, – et je crois même, ce faisant, l'avoir parfois un peu surfait.

*

« Cela t'amuse-t-il tant, me dit-il d'édifier ainsi des systèmes ?

– Rien ne m'amuse plus qu'une éthique, répondis-je, et je m'y contente l'esprit.