Si j'avais su des choses plus belles, c'est celles-là que
je t'aurais dites – celles-là, certes, et non pas d'autres.
Tu ne m'as pas enseigné la sagesse, Ménalque. Pas la
sagesse, mais l'amour.
J'eus pour Ménalque plus que de l'amitié, Nathanaël,
et à peine moins que de l'amour. Je l'aimais aussi
comme un frère.
Ménalque est dangereux ; crains-le ; il se fait réprouver par les sages, mais ne se fait pas craindre par les
enfants. Il leur apprend à n'aimer plus seulement leur
famille et, lentement, à la quitter ; il rend leur cœur
malade d'un désir d'aigres fruits sauvages et soucieux
d'étrange amour. Ah ! Ménalque, avec toi j'aurais voulu
courir encore sur d'autres routes. Mais tu haïssais la
faiblesse et prétendais m'apprendre à te quitter.
Il y a d'étranges possibilités dans chaque homme. Le
présent serait plein de tous les avenirs, si le passé n'y
projetait déjà une histoire. Mais, hélas ! un unique
passé propose un unique avenir – le projette devant
nous, comme un point infini sur l'espace.
On n'est sûr de ne jamais faire que ce que l'on est
incapable de comprendre. Comprendre, c'est se sentir
capable de faire, ASSUMER LE PLUS POSSIBLE D'HUMANITÉ,
voilà la bonne formule.
Formes diverses de la vie ; toutes vous me parûtes
belles. (Ce que je te dis là, c'est ce que me disait
Ménalque.)
J'espère bien avoir connu toutes les passions et tous
les vices ; au moins les ai-je favorisés. Tout mon être
s'est précipité vers toutes les croyances ; et j'étais si fou
certains soirs que je croyais presque à mon âme, tant
je la sentais près de s'échapper de mon corps, – me
disait encore Ménalque.
Et notre vie aura été devant nous comme ce verre
plein d'eau glacée, ce verre humide que tiennent les
mains d'un fiévreux, qui veut boire, et qui boit tout
d'un trait sachant bien qu'il devrait attendre, mais ne
pouvant pas repousser ce verre délicieux à ses lèvres,
tant est fraîche cette eau, tant l'altère la cuisson de la
fièvre.
II
Ah ! comme j'ai donc respiré l'air froid de la nuit, ah !
croisées ! et, tant les pâles rayons coulaient de la lune,
à cause des brouillards, comme des sources – on
semblait boire.
Ah ! croisées ! que de fois mon front s'est venu
rafraîchir à vos vitres, et que de fois mes désirs,
lorsque je courais de mon lit trop brûlant vers le
balcon, à voir l'immense ciel tranquille, se sont évaporés comme des brumes.
Fièvres des jours passés, vous étiez à ma chair une
mortelle usure ; mais comme l'âme s'épuise quand rien
ne la distrait de Dieu !
La fixité de mon adoration était effrayante ; je m'y
décontenançais tout entier.
Tu chercherais encore longtemps, me dit Ménalque,
le bonheur impossible des âmes.
Les premiers jours de douteuse extase passés – mais
avant d'avoir rencontré Ménalque – ce fut une période
inquiète d'attente et comme une traversée de marais.
Je sombrais en des accablements de sommeil dont
dormir ne me guérissait pas. Je me couchais après le
repas ; je dormais, je me réveillais plus las encore,
l'esprit engourdi comme pour une métamorphose.
Obscures opérations de l'être ; travail latent, genèses
d'inconnu, parturitions laborieuses ; somnolences, attentes ; comme les chrysalides et les nymphes, je dormais ; je laissais se former en moi le nouvel être que je
serais, qui ne me ressemblait déjà plus. Toute lumière
me parvenait comme au travers de couches d'eaux
verdies, à travers feuilles et ramures ; perceptions
confuses, indolentes, analogues à celles des ivresses et
des grands étourdissements. – Ah ! que vienne enfin,
suppliais-je, la crise aiguë, la maladie, la douleur vive !
Et mon cerveau se comparait aux ciels d'orages de
nuages pesants encombrés, où l'on respire à peine, où
tout attend l'éclair pour déchirer ces outres fuligineuses, pleines d'humeur et cachant l'azur.
Combien durerez-vous, attentes ? et finies, nous restera-t-il de quoi vivre ? – Attentes ! attentes de quoi !
criais-je. Que pouvait-il advenir qui ne naîtrait pas de
nous-mêmes ? Et que se pouvait-il de nous que nous ne
connussions déjà ?
La naissance d'Abel, mes fiançailles, la mort d'Eric,
le bouleversement de ma vie, loin de finir cette
apathie, semblèrent m'y replonger davantage, tant il
semblait que cette torpeur vînt de la complexité même
de mes pensées, et de mes volontés indécises. J'eusse
voulu dormir, infiniment, dans l'humidité de la terre et
comme une végétation. Parfois je me disais que la
volupté viendrait à bout de ma peine, et je cherchais
dans l'épuisement de la chair une libération de l'esprit.
Puis de nouveau je dormais de longues heures, ainsi
que les petits enfants que l'on couche au milieu du
jour, assoupis de chaleur, dans la maison vivante.
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