Désir ! je t’ai traîné sur les routes ; je t’ai désolé dans les champs ; je t’ai soûlé dans les grand’villes ; je t’ai soûlé sans te désaltérer ; – je t’ai baigné dans les nuits pleines de lune ; je t’ai promené partout ; je t’ai bercé sur les vagues ; j’ai voulu t’endormir sur les flots… Désir ! Désir ! que te ferais-je ? que veux-tu donc ? Est-ce que tu ne te lasseras pas ?
La lune parut entre les branches des chênes, monotone, mais belle autant que les autres fois. Par groupes, à présent ils causaient et je n’entendais que des phrases éparses ; il me sembla que chacun parlait à tous les autres de l’amour et sans s’inquiéter s’il n’était par aucun autre écouté.
Puis les conversations se défirent, et, comme la lune disparaissait derrière les branches plus épaisses des chênes, ils restèrent couchés les uns près des autres, dans les feuilles, écoutant sans plus les comprendre les parleurs ou les parleuses attardés, mais dont les voix plus discrètes ne parvinrent bientôt plus à nous que mêlées au chuchotement du ruisseau sur les mousses.
Simiane, alors se levant, se fit une couronne de lierre et je sentis l’odeur des feuilles déchirées. Hélène dénoua ses cheveux qui retombèrent sur sa robe et Rachel s’en alla recueillir de la mousse humide pour en mouiller ses yeux et les apprêter au sommeil.
La clarté même de la lune disparut. Je restais étendu, lourd de charme et grisé jusqu’à la tristesse. Je ne parlai pas de l’amour. J’attendais le matin pour partir et courir au hasard des routes. Déjà depuis longtemps sommeillait ma tête lassée. Je dormis quelques heures ; – puis quand vint l’aube, je partis.
LIVRE CINQUIÈME
I
Pluvieuse terre de Normandie ;
campagne domestiquée…
TU disais : nous nous posséderons au printemps, sous telles branches que je connais ; tel lieu couvert et plein de mousses ; il sera telle heure du jour ; il fera telle douceur de l’air, et l’oiseau qui l’an dernier y chantait chantera. – Mais le printemps vint tard cette année ; l’air trop frais proposait une joie différente.
L’été fut languissant et tiède – mais tu comptais sur une femme qui ne vint pas. Et tu disais : cet automne du moins compensera ces mécomptes et consolera mes ennuis. Elle n’y viendra pas, je suppose – mais du moins rougiront les grands bois. Certaines journées encore douces, j’irai m’asseoir au bord de l’étang, où, l’an passé, tant de feuilles mortes tombèrent. J’attendrai l’approche du soir… D’autres soirs, je descendrai sur les lisières où les derniers rayons se reposeront. Mais l’automne fut pluvieux cette année ; les bois pourris ne se colorèrent qu’à peine, et sur les bords de l’étang débordé tu ne pouvais venir t’asseoir.
*
Cette année, je fus sans cesse occupé sur les terres. J’assistais aux récoltes et aux labours. Je pus voir l’automne avancer. La saison était incomparablement tiède, mais pluvieuse. Vers la fin de septembre, une effroyable bourrasque, qui n’arrêta pas de souffler durant douze heures, sécha les arbres d’un seul côté. Peu de temps après, les feuilles qui étaient restées à l’abri du vent se dorèrent. Je vivais si loin des hommes que cela me parut aussi important à dire que n’importe quel événement.
*
Il y a des jours et d’autres jours encore. Il y a des matins et des soirs.
Il y a des matins où l’on se lève avant l’aube, plein de torpeur. – Ô gris matin d’automne ! où l’âme s’éveille non reposée, si lasse et d’une si brûlante veillée, qu’elle souhaite dormir encore et suppute le goût de la mort. – Demain je quitte cette campagne qui grelotte ; l’herbe est pleine de givre. Je sais, comme les chiens qui, dans des cachettes de terre, ont gardé du pain et des os pour leur faim, je sais où me trouver telles voluptés réservées. Je sais, au tournant creux du ruisseau, un peu d’air tiède ; au-dessus de la barrière du bois, un tilleul d’or pas encore dépouillé ; un sourire et une caresse au petit garçon de la forge, sur le chemin de son école ; l’odeur, plus loin, d’une abondance de feuilles tombées ; une femme à qui je puis sourire : près de la hutte, un baiser à son petit enfant ; le bruit des marteaux de la forge qui, l’automne, s’entend de très loin… Est-ce tout ? – Ah ! dormons ! – c’est trop peu de chose – et je suis trop las d’espérer…
*
Départs horribles dans la demi-clarté d’avant l’aube. Grelottement de l’âme et de la chair. Vertige. On cherche ce qu’on pourrait bien emporter encore. – Qu’aimes-tu tant dans les départs, Ménalque ? Il répondit : – L’avant-goût de la mort.
Non certes ce n’est pas tant voir autre chose que me séparer de tout ce qui ne m’est pas indispensable. Ah ! de combien de choses, Nathanaël, on aurait encore pu se passer ! Âmes jamais suffisamment dénuées pour être enfin suffisamment emplies d’amour – d’amour, d’attente et d’espérance, qui sont nos seules vraies possessions.
Ah ! tous ces lieux où l’on aurait tout aussi bien pu vivre ! Lieux où foisonnerait le bonheur.
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