Ainsi je vécus dans une presque perpétuelle stupéfaction passionnée. J’arrivais très vite à l’ivresse et me plaisais à marcher dans une sorte d’étourdissement.
Certes, tout ce que j’ai rencontré de rire sur les lèvres, j’ai voulu l’embrasser ; de sang sur les joues, de larmes dans les yeux, j’ai voulu le boire ; mordre à la pulpe de tous les fruits que vers moi penchèrent des branches. À chaque auberge me saluait une faim ; devant chaque source m’attendait une soif – une soif, devant chacune, particulière ; – et j’aurais voulu d’autres mots pour marquer mes autres désirs
de marche, où s’ouvrait une route ;
de repos, où l’ombre invitait ;
de nage, au bord des eaux profondes ;
d’amour ou de sommeil au bord de chaque lit.
J’ai porté hardiment ma main sur chaque chose et me suis cru des droits sur chaque objet de mes désirs. (Et d’ailleurs, ce que nous souhaitons, Nathanaël, ce n’est point tant la possession que l’amour.) Devant moi, ah ! que toute chose s’irise ; que toute beauté se revête et se diapre de mon amour.
LIVRE DEUXIÈME
Nourritures !
Je m’attends à vous, nourritures !
Ma faim ne se posera pas à mi-route ;
Elle ne se taira que satisfaite ;
Des morales n’en sauraient venir à bout
Et de privations je n’ai jamais pu nourrir que mon âme.
Satisfactions ! je vous cherche.
Vous êtes belles comme les aurores d’été.
Sources plus délicates au soir, délicieuses à midi ; eaux du petit matin glacées ; souffles au bord des flots ; golfes encombrés de mâtures ; tiédeur des rives cadencées…
Oh ! S’il est encore des routes vers la plaine ; les touffeurs de midi ; les breuvages des champs, et pour la nuit le creux des meules ;
s’il est des routes vers l’Orient ; des sillages sur les mers aimées ; des jardins à Mossoul ; des danses à Touggourt ; des chants de pâtre en Helvétie ;
s’il est des routes vers le Nord ; des foires à Nijni ; des traîneaux soulevant la neige ; des lacs gelés ; certes, Nathanaël, ne s’ennuieront pas nos désirs.
Des bateaux sont venus dans nos ports apporter les fruits mûrs de plages ignorées. Déchargez-les de leur faix un peu vite, que nous puissions enfin y goûter.
Nourritures !
Je m’attends à vous, nourritures !
Satisfactions, je vous cherche ;
Vous êtes belles comme les rires de l’été.
Je sais que je n’ai pas un désir
Qui n’ait déjà sa réponse apprêtée.
Chacune de mes faims attend sa récompense.
Nourritures !
Je m’attends à vous, nourritures !
Par tout l’espace je vous cherche,
Satisfactions de tous mes désirs.
*
Ce que j’ai connu de plus beau sur la terre,
Ah ! Nathanaël ! c’est ma faim.
Elle a toujours été fidèle
À tout ce qui toujours l’attendait.
Est-ce de vin que se grise le rossignol ?
L’aigle, de lait ? ou non point de genièvre les grives ?
L’aigle se grise de son vol. Le rossignol s’enivre des nuits d’été. La plaine tremble de chaleur. Nathanaël, que toute émotion sache te devenir une ivresse. Si ce que tu manges ne te grise pas, c’est que tu n’avais pas assez faim.
Chaque action parfaite s’accompagne de volupté. À cela tu connais que tu devais la faire. Je n’aime point ceux qui se font un mérite d’avoir péniblement œuvré. Car si c’était pénible, ils auraient mieux fait de faire autre chose. La joie que l’on y trouve est signe de l’appropriation du travail et la sincérité de mon plaisir, Nathanaël, m’est le plus important des guides.
Je sais ce que mon corps peut désirer de volupté chaque jour et ce que ma tête en supporte. Et puis commencera mon sommeil. Terre et ciel ne me valent plus rien au-delà.
*
Il y a des maladies extravagantes
Qui consistent à vouloir ce que l’on n’a pas.
– Nous aussi, dirent-ils, nous aussi, nous aurons connu le lamentable ennui de notre âme ! De la caverne d’Adullam, tu soupirais, David, après l’eau des citernes. Tu disais : – Oh ! qui m’apportera l’eau fraîche qui jaillit du pied des murs de Bethléem. Enfant, je m’y désaltérais ; mais maintenant elle est captive, cette eau que ma fièvre désire.
Ne désire jamais, Nathanaël, regoûter les eaux du passé.
Nathanaël, ne cherche pas, dans l’avenir, à retrouver jamais le passé. Saisis de chaque instant la nouveauté irressemblable et ne prépare pas tes joies, ou sache qu’en son lieu préparé te surprendra une joie autre.
Que n’as-tu donc compris que tout bonheur est de rencontre et se présente à toi dans chaque instant comme un mendiant sur ta route. Malheur à toi si tu dis que ton bonheur est mort parce que tu n’avais pas rêvé pareil à cela ton bonheur – et que tu ne l’admets que conforme à tes principes et à tes vœux.
Le rêve de demain est une joie, mais la joie de demain en est une autre, et rien heureusement ne ressemble au rêve qu’on s’en était fait ; car c’est différemment que vaut chaque chose.
Je n’aime pas que vous me disiez : viens, je t’ai préparé telle joie ; je n’aime plus que les joies de rencontre, et celles que ma voix fait jaillir du rocher ; elles couleront ainsi pour nous, neuves et fortes, comme les vins nouveaux abondent du pressoir.
Je n’aime pas que ma joie soit parée, ni que la Sulamite ait passé par des salles ; pour l’embrasser je n’ai pas essuyé de ma bouche les taches que les grappes avaient laissées ; après les baisers, j’ai bu du vin doux sans avoir rafraîchi ma bouche ; et j’ai mangé du miel de ruche avec sa cire.
Nathanaël, n’apprête aucune de tes joies.
*
Où tu ne peux pas dire : tant mieux, dis : tant pis. Il y a là de grandes promesses de bonheur.
Il y en a qui regardent les instants de bonheur comme donnés par Dieu – et les autres comme donnés par Qui d’autre ?…
Nathanaël, ne distingue pas Dieu de ton bonheur.
« Je ne peux pas plus être reconnaissant à « Dieu » de m’avoir créé que je ne pourrais lui en vouloir de ne pas être, – si je n’étais pas. »
Nathanaël, il ne faut parler de Dieu que naturellement.
Je veux bien que, l’existence une fois admise, celle de la terre et de l’homme et de moi paraisse naturelle, mais ce qui confond mon intelligence, c’est la stupeur de m’en apercevoir.
Certes j’ai chanté moi aussi des cantiques et j’ai écrit la
RONDE
DES BELLES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU
Nathanaël, je t’enseignerai que les plus beaux mouvements poétiques sont ceux sur les mille et une preuves de l’existence de Dieu. Tu comprends, n’est-ce pas, qu’il ne s’agit pas ici de les redire, ni surtout de les redire simplement ; – et puis il y en a qui ne prouvent que l’existence – et ce qu’il nous faut c’est aussi sa permanéité.
Je sais bien, ah ! oui, qu’il y a l’argument de saint Anselme,
Et l’apologue des parfaites îles Fortunées,
Mais hélas ! hélas, Nathanaël, tout le monde ne peut pas y habiter.
Je sais qu’il y a l’assentiment du plus grand nombre,
Mais tu crois, toi, au petit nombre des élus.
Il y a bien la preuve par deux et deux font quatre,
Mais, Nathanaël, tout le monde ne sait pas bien calculer.
Il y a la preuve du premier moteur,
Mais il y a celui qui était encore avant celui-là.
Nathanaël, c’est fâcheux que nous n’ayons pas été là.
On aurait vu créer l’homme et la femme ;
Eux s’étonner de n’être pas nés petits enfants ;
Les cèdres de l’Elbrouz fatigués d’être nés déjà séculaires
Et sur des monts déjà ravinés par les eaux.
Nathanaël ! avoir été là pour l’aurore ! Par quelle paresse n’étions-nous pas déjà levés ? Est-ce que toi tu ne demandais pas à vivre ? Ah ! moi je le demandais certainement… Mais, dans ce temps, l’esprit de Dieu s’éveillait à peine, après avoir dormi hors du temps, sur les eaux. Si j’eusse été là, Nathanaël, je lui eusse demandé de faire tout un peu plus vaste ; et ne me réponds pas, toi, qu’alors rien ne s’en serait aperçu{2}.
Il y a la preuve par les causes finales.
Mais tous ne trouvent pas que la fin justifie les moyens.
Il y en a qui prouvent Dieu par l’amour que l’on sent pour Lui. Voilà pourquoi, Nathanaël, j’ai nommé Dieu tout ce que j’aime, et pourquoi j’ai voulu tout aimer. Ne crains pas que je t’énumère ; d’ailleurs je ne commencerais pas par toi ; j’ai préféré bien des choses aux hommes et ce ne seront pas eux que j’ai surtout aimés sur la terre. Car ne t’y méprends pas, Nathanaël : ce que j’ai de plus fort en moi, ce n’est certes pas la bonté, ni je crois non plus de meilleur ; et ce n’est pas non plus la bonté que j’estime surtout chez les hommes. Nathanaël, préfère-leur ton Dieu. Moi aussi j’ai su louer Dieu, j’ai chanté pour Lui des cantiques, – et je crois même, ce faisant, l’avoir parfois un peu surfait.
– « Cela t’amuse-t-il tant, me dit-il, d’édifier ainsi des systèmes ?
– Rien ne m’amuse plus qu’une éthique, répondis-je, et je m’y contente l’esprit. Je ne goûte pas une joie que je ne l’y veuille attachée.
– Cela l’augmente-t-il ?
– Non, dis-je, cela me la légitime. »
Certes, il m’a plu souvent qu’une doctrine et même qu’un système complet de pensées ordonnées justifiât à moi-même mes actes ; mais parfois je ne l’ai plus pu considérer que comme l’abri de ma sensualité.
*
Toute chose vient en son temps, Nathanaël ; chacune naît de son besoin, et n’est pour ainsi dire qu’un besoin extériorisé.
J’avais besoin d’un poumon, m’a dit l’arbre : alors ma sève est devenue feuille, afin d’y pouvoir respirer. Puis quand j’eus respiré, ma feuille est tombée, et je n’en suis pas mort. Mon fruit contient toute ma pensée sur la vie.
Nathanaël, ne crains pas que j’abuse de cette forme d’apologue, car je ne l’approuve pas beaucoup.
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