Je ne veux t’enseigner d’autre sagesse que la vie. Car c’est un grand souci que de penser. Je me suis fatigué, quand j’étais jeune, à suivre au loin les suites de mes actes et je n’étais sûr de ne plus pécher qu’à force de ne plus agir.

Puis j’écrivis : je ne dus le salut de ma chair qu’à l’irrémédiable empoisonnement de mon âme. Puis je ne compris plus du tout ce que j’avais voulu dire par là.

Nathanaël, je ne crois plus au péché.

Mais tu comprendras que ce n’est qu’avec beaucoup de joie qu’un peu de droit à la pensée s’achète. L’homme qui se dit heureux et qui pense, celui-là sera appelé vraiment fort.

Nathanaël, le malheur de chacun vient de ce que c’est toujours chacun qui regarde et qu’il subordonne à lui ce qu’il voit. Ce n’est pas pour nous, c’est pour elle que chaque chose est importante. Que ton œil soit la chose regardée.

Nathanaël ! je ne peux plus commencer un seul vers, sans que ton nom délicieux y revienne.

Nathanaël, je voudrais te faire naître à la vie.

Nathanaël, est-ce que tu comprends assez le pathétique de mes paroles ? Je voudrais m’approcher de toi plus encore.

Et comme, pour le ressusciter, Élisée, sur le fils de la Sulamite – « la bouche sur sa bouche, et les yeux sur ses yeux, et les mains sur ses mains, s’étendit » – mon grand cœur rayonnant contre ton âme encore ténébreuse, m’étendre sur toi tout entier, ma bouche sur ta bouche, et mon front sur ton front, tes mains froides dans mes mains brûlantes, et mon cœur palpitant… (« Et la chair de l’enfant se réchauffa », est-il écrit…) afin que dans la volupté tu t’éveilles – puis me laisses – pour une vie palpitante et déréglée.

Nathanaël, voici toute la chaleur de mon âme – emporte-la.

Nathanaël, je veux t’apprendre la ferveur.

Nathanaël, car ne demeure pas auprès de ce qui te ressemble ; ne demeure jamais, Nathanaël. Dès qu’un environ a pris ta ressemblance, ou que toi tu t’es fait semblable à l’environ, il n’est plus pour toi profitable. Il te faut le quitter. Rien n’est plus dangereux pour toi que ta famille, que ta chambre, que ton passé. Ne prends de chaque chose que l’éducation qu’elle t’apporte ; et que la volupté qui en ruisselle la tarisse.

Nathanaël, je te parlerai des instants. As-tu compris de quelle force est leur présence ? Une pas assez constante pensée de la mort n’a donné pas assez de prix au plus petit instant de ta vie. Et ne comprends-tu pas que chaque instant ne prendrait pas cet éclat admirable, sinon détaché pour ainsi dire sur le fond très obscur de la mort ?

Je ne chercherais plus à rien faire, s’il m’était dit, s’il m’était prouvé, que j’ai tout le temps pour le faire. Je me reposerais d’abord d’avoir voulu commencer quelque chose, ayant le temps de faire aussi toutes les autres. Ce que je ferais ne serait jamais que n’importe quoi, si je ne savais que cette forme de vie doit finir – et que je m’en reposerai, l’ayant vécue, dans un sommeil un peu plus profond, un peu plus oublieux que celui que j’attends de chaque nuit…

*

Et je pris ainsi l’habitude de séparer chaque instant de ma vie, pour une totalité de joie, isolée ; pour y concentrer subitement toute une particularité de bonheur ; de sorte que je ne me reconnaissais plus dès le plus récent souvenir.

*

Il y a un grand plaisir, Nathanaël, à déjà tout simplement affirmer :

Le fruit du palmier s’appelle datte, et c’est un mets délicieux.

Le vin du palmier s’appelle lagmy ; c’en est la sève fermentée ; les Arabes s’en grisent et je ne l’aime pas beaucoup. C’est une coupe de lagmy que m’offrit ce berger kabyle dans les beaux jardins de Ouardi.

*

J’ai trouvé ce matin, dans une allée des Sources, m’y promenant, un champignon étrange.

C’était, enveloppé d’une gaine blanche, comme un fruit de magnolia rouge orange, avec de réguliers dessins gris de cendre qu’on comprenait formés de poussière sporagineuse, issue de l’intérieur. Je l’ouvris ; il était plein d’une matière boueuse, au centre formant gelée claire ; il en sortait une nauséabonde odeur.

Autour de lui, d’autres champignons plus ouverts n’étaient plus que comme ces fongosités aplaties qu’on voit sur le tronc des vieux arbres.

(J’écrivais cela avant de partir pour Tunis ; et je te le copie ici pour te montrer quelle importance prenait pour moi chaque chose, aussitôt que je la regardais.)

Honfleur (dans la rue).

Et par moments il me semblait que les autres, autour de moi, ne s’agitaient que pour augmenter en moi le sentiment de ma vie personnelle.

Hier j’étais ici, aujourd’hui je suis là ;

Mon Dieu ! que me font tous ceux-là

Qui disent, qui disent, qui disent :

Hier j’étais ici, aujourd’hui je suis là…

Je sais des jours où me répéter que deux et deux faisaient encore quatre suffisait à m’emplir d’une certaine béatitude – et la seule vue de mon poing sur la table…

et d’autres jours où cela m’était complètement égal.

LIVRE TROISIÈME

 

Villa Borghèse.

DANS cette vasque… (pénombre)… chaque goutte, chaque rayon, chaque être, s’y mourait avec volupté.

Volupté ! Ce mot, je voudrais le redire sans cesse ; je le voudrais synonyme de bien-être, et même qu’il suffît de dire être, simplement.

Ah ! que Dieu n’ait pas créé le monde en vue simplement de cela, c’est ce qu’on ne parvient à comprendre qu’en se disant… etc.

C’est un lieu de fraîcheur exquise, où le charme de dormir est si grand qu’il semblait jusqu’alors inconnu.

Et là, des nourritures délicieuses attendaient que nous en eussions faim.

Adriatique (3h du matin).

Le chant de ces marins dans les cordages m’importune.

Oh ! si tu savais, si tu savais, terre excessivement vieille et si jeune, le goût amer et doux, le goût délicieux qu’a la vie si brève de l’homme !

Si tu savais, éternelle idée de l’apparence, ce que la proche attente de la mort donne de valeur à l’instant !

Ô printemps ! les plantes qui ne vivent qu’un an ont leurs fragiles fleurs plus pressées. L’homme n’a qu’un printemps dans la vie et le souvenir d’une joie n’est pas une nouvelle approche du bonheur.

Colline de Fiesole.

.

Belle Florence, ville d’étude grave, de luxe et de fleurs ; surtout sérieuse ; grain de myrte et couronne de « svelte laurier ».

Colline de Vincigliata. Là j’ai vu pour la première fois les nuages, dans l’azur, se dissoudre ; je m’en étonnai beaucoup ne pensant pas qu’ils pussent ainsi se résorber dans le ciel, croyant qu’ils duraient jusqu’à la pluie et ne pouvaient que s’épaissir. Mais non : j’en observais tous les flocons un à un disparaître ; – il ne restait plus que de l’azur. C’était une mort merveilleuse ; un évanouissement en plein ciel.

Rome, Monte Pincio.

Ce qui fit ma joie ce jour-là, c’est quelque chose comme l’amour – et ce n’est pas l’amour – ou du moins pas celui dont parlent et que cherchent les hommes. – Et ce n’est pas non plus le sentiment de la beauté. Il ne venait pas d’une femme ; il ne venait pas non plus de ma pensée. Écrirai-je, et me comprendras-tu si je dis que ce n’était là que la simple exaltation de la LUMIERE ?

J’étais assis dans ce jardin ; je ne voyais pas le soleil ; mais l’air brillait de lumière diffuse comme si l’azur du ciel devenait liquide et pleuvait. Oui vraiment, il y avait des ondes, des remous de lumière ; sur la mousse des étincelles comme des gouttes ; oui vraiment, dans cette grande allée on eût dit qu’il coulait de la lumière, et des écumes dorées restaient au bout des branches parmi ce ruissellement de rayons.

……………………

Naples ; petite boutique du coiffeur devant la mer et le soleil. Quais de chaleur ; stores qu’on soulève pour entrer. On s’abandonne. Est-ce que cela va durer longtemps ? Quiétude. Gouttes de sueur aux tempes. Frisson de la mousse de savon sur les joues.