Les Pieds dans le plat
René Crevel
LES PIEDS DANS LE PLAT
Éditions du Sagittaire, 1933
I
UN DES PUISSANTS DE CE MONDE UN DES MAÎTRES DE L’OPINION
Du soleil et de la tradition. Une lumière éclatante et le ferme propos de ne pas se laisser éblouir, etc., etc.
Les symboles pourraient ne point limiter leur jeu à ce double balancement d’images. Mais un esprit pondéré ne va pas se jucher sur une escarpolette d’antithèse qui, dans ses plus hautes volées, ne dominerait que métaphores hasardeuses et promenades parsemées de ces pièges à loup où viennent se prendre non les grands carnassiers mais l’innocente course beige des biches.
Aujourd’hui, ici, la troupe des idées cabriolantes ne se trouverait pourtant guère menacée. La mélancolie aux dents de brouillard ne sait mordre que dans du clair de lune. Et nous sommes en plein midi. Voilà pour le temps. Quant au lieu, l’empire romain a passé par là. Il y est même demeuré, s’est incorporé au sol de cette colline, l’a discipliné, militarisé, métamorphosant une terre amorphe en terrasses.
Un des puissants de ce monde, un des maîtres de l’opinion dont le sens de l’ordre se plaît à évoquer le grand passé classique, non pour de vains regrets mais pour de très viriles résolutions, va son chemin, — qui n’a certes rien d’un petit bonhomme, — bien calé dans une auto digne de la route romaine. Cette voiture toute neuve est de marque française car, si, à l’époque des Césars, on en était, et pour quelque temps encore, à la locomotion hippomobile, il importe de témoigner, dans les achats de véhicules à moteur, d’une solidarité sinon française, du moins latine et, à la rigueur, européenne, mais alors strictement européenne, car, après tous les tours qu’ils nous ont joués, les fils de l’oncle Sam, leur armée de Bonus, leurs gangsters, leurs milliardaires krackants et krackés, n’ont qu’à aller se faire pendre ailleurs.
Une brise légère jouant avec les poils blancs de sa poitrine et ceux qui servent de nid à certain oiseau et à ses œufs septuagénaires (d’ailleurs frais comme l'œil, grâce à Voronoff), celui qui se plaît à s’entendre appeler le prince des journalistes savoure le bonheur de vivre.
Voici, au creux d’un vallon, une ruine qui servait à transporter de l’eau avant la naissance de Jésus-Christ. Donc, sur l’accompagnement paradoxal et quasi imperceptible d’un moteur tout-puissant, les pensées n’ont qu’à se laisser flotter. Elles ne seront pas longues à toucher aux rives de la rêverie. Elles n’y perdront d’ailleurs rien de leur mesure. Incapable d’oublier que, si Fragonard et Hubert Robert furent à la hauteur de cette campagne, tout esprit français digne de ce nom peut et doit, du plus grand désordre, de certains délabrements, du fouillis même, composer un jardin, à la française précisément.
Et dire que les grands barbares roux que, fort à la légère, chanta Verlaine, osent revenir dans nos campagnes, sur nos plages, prennent à partie nos stations thermales, parlent de la vieillesse de ce pays et même paient de leurs deniers les feuilles de chou qui insinuent, à chaque nouvelle entreprise du prince des journalistes, que, cette fois, il se pourrait que ce fût son chant du cygne. Or un chant de prince des journalistes conscient de ses droits et devoirs nationaux ne saurait être que le chant du coq. Du coq gaulois. Il a des clairons plein la tête. Il est toujours prêt à sonner la charge. Même ses songes sont dédiés à la patrie et, cette nuit encore, il a rêvé qu’il était la veuve du Soldat Inconnu. Ah, cette raideur cadavérique !
Mais avoir conscience de ses droits et devoirs de Français, c’est être d’abord libéral. Ainsi, lui, le prince des journalistes il a accepté de déjeuner aujourd’hui avec une Autrichienne. Archiduchesse, il est vrai. Et que, derrière la grande dame, d’autres de nos anciens ennemis moins nobles par la naissance ou les intentions essaient de se faufiler, il y mettra bon ordre. Et surtout, attention aux soi-disant philosophes, poètes et cinéastes de l’Europe Centrale. Chaque matin, le directeur d’un grand quotidien se doit de rappeler au rédacteur de sa rubrique Lettres et Arts que l’invasion intellectuelle ne manque jamais d’annoncer l’autre. Donc surveiller, fortifier toutes les frontières. Et les frontières de l’esprit non moins que celles du Nord et de l’Est. Défendre le patrimoine moral de la France, la culture française, culture de l’esprit français, des jardins français, des jardins à la française, des jardins de la Française, aux allées bordées de buis, le buis lui-même se taillant en œuf à repriser les chaussettes, car la propriétaire, la Française, la bourgeoise française (toute française digne de ce nom étant une bourgeoise), même carrément sportive ou un tantinet cérébrale est et demeurera, jusqu’à la consommation des siècles, assez économe pour surveiller le bas de laine familial et ses bas de soie individuels et les raccommoder dès qu’ils commencent à se percer.
Assise à sa fenêtre, une chanson aux lèvres, une fleur au corsage, mais jamais le feu au derrière, cette gardienne des traditions, près de la table ornée des fruits les plus savoureux de son verger, n’est-ce pas un vrai Chardin ? L’intérieur est digne du paysage, le dedans vaut le dehors…
Le prince des journalistes s’attendrit. Il fond. Et non seulement au soleil de la canicule mais à celui, combien plus émouvant de la mémoire. Il revoit son père, sa mère, les braves gens qui passèrent leur vie à devenir vieux.
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