Il insiste. Primerose ne bronche.

Ah ! comment toucher cette divine lady, comment se faire entendre d’un cœur sourd derrière le sein majestueux jusqu’où la paraffine du nez a sans doute glissé sa cuirasse ? C’est à souhaiter de se voir soudain métamorphosé en tire-bouchon pour extirper des secrets trop bien enfoncés. Mais que peut le plus puissant pour forcer une âme hermétiquement close ? Inutile de grincer des dents. Mieux vaut insinuer.

« … Et si vous me racontiez vos joies ? »

La marquise va-t-elle répondre ? Elle a déjà ouvert la bouche. Désillusion. Elle se contente d’engloutir son septième verre de gin et de hausser simultanément les épaules pour spécifier que la joie et elle…

« ... Et si vous me racontiez vos peines ? » Les épaules se courbent sous le poids des peines dont on ne peut, sans sadisme, insister pour qu’elle les évoque.

« … Et si vous me racontiez votre vie at home ? »

Moue dédaigneuse des lèvres qui ne vont pourtant point condescendre à vanter les joies intimes de la pompe au propre et au figuré, ni rappeler ce fâcheux fait divers que fut le suicide du plus beau des footmen après l’assassinat par le même d’une jeune fille dont il était amoureux et qu’il ne pouvait pas épouser, vu la modicité de ses gages qu’on n’allait tout de même pas augmenter, étant donné que non seulement il n’avait point satisfait mais avait même feint de ne pas voir les désirs dont la mère et le fils lui avaient laissé tout deviner.

« … Et si vous me racontiez vos voyages ? »

Le geste d’une main désabusée vers la mer révèle le mépris de toutes les variétés d’illusions qui peuvent bien décider les insatisfaits à aller voir ce qui se passe derrière l’horizon.

« … Et si vous me racontiez vos bonheurs maternels ? »

L’index devant la bouche fait « Chut ». Le prince des journalistes rougit. À quoi bon jouer avec le feu ? La tête lui brûle. Pourtant il est bien décidé à ne pas demeurer bredouille.

« … Et si vous me racontiez la mort de votre mari ? »

Cette fois il a visé juste. La mort de son mari ! La divine lady est à son affaire. Tous les détails de cette sombre aventure appartiennent à l’histoire de la noblesse d’Angleterre. Donc elle peut parler. Il lui faudra d’abord rappeler que le vieux marquis of Sussex avait toujours été un fervent de la chasse au tigre. Il ne se sentait pas dans son assiette s’il n’était allé, au moins une fois par an, se mettre à l’affût au fond d’une forêt équatoriale. C’était là et non ailleurs qu’il avait emmené sa jeune femme pour leur lune de miel. Elle avait, soit dit entre parenthèses, juré de n’y point remettre les pieds, tant elle s’était trouvée à son désavantage sous les voiles verts dont le nouvel époux l’avait empaquetée pour la protéger du soleil et des moustiques, comme on faisait, l’été venu, dans le taudis paternel de sinistre mémoire, pour soustraire la pendule et la suspension au péril des chiures de mouche. Il avait donc été entendu que le marquis partirait seul pour les expéditions contre les grands fauves et qu’elle demeurerait à des latitudes mieux seyantes à sa beauté. Ainsi en fut-il jusqu’au jour où l’infatigable héros cynégétique tomba paralysé des deux jambes.

Malgré les soins attentifs dont on se mit alors à l’entourer, le vieux lord Sussex fut bientôt à ne plus prendre avec des pincettes. Son caractère s’aigrissait de jour en jour, et quand vint la date anniversaire de ses départs coutumiers, il mena un tel sabbat qu’on dut l’embarquer. Malgré sa promesse à elle, sur la tête un amour de casque colonial d’où pendaient des voiles très subtilement choisis du bleu turquoise au vert jade en passant par l’émeraude, les yeux plus que jamais profonds parmi ces couleurs marines dont la transparence ne laissait rien deviner du visage, belle comme une Amphytrite, l’expression mélancolique et pitoyable réussie au-delà de toute espérance, Primerose partit avec le marquis, cette chère créature qui aimait tant la chasse au tigre.

Une fois en Afrique on tenta d’abord d’abuser l’impotent. On le conduisit dans le coin le plus feuillu du parc qui entourait la maison du gouverneur, mais lui qui n’allait tout de même point prendre un bosquet pour une jungle, ni pour l’odeur des grands fauves la puanteur des ordures que les domestiques ne s’étaient pas donné la peine d’aller jeter plus loin, il déchira premièrement les voiles de Primerose, puis cassa sur le casque colonial dont, par bonheur, son crâne se trouvait protégé, la carabine Euréka qu’elle lui avait donnée en guise de fusil. Comme un des nègres qu’on avait mis à la disposition du noble couple faisait mine de défendre l’épouse martyre, le marquis n’hésita point à l’étrangler de ses mains demeurées vigoureuses. Quand il eut ainsi spécifié qu’il n’entendait pas être berné, avec grande, très grande douceur, on lui expliqua qu’on allait aller à la chasse pour de vrai et, de fait, on y alla.

La divine lady aime à décrire la petite troupe en marche, d’abord les porteurs, puis les vieux serviteurs anglais en perruque, culotte courte, bas blancs (livrée aux couleurs des lords Sussex) ; elle-même bien calée dans son palanquin, ses voiles soigneusement raccommodés et, lorsque la piste se trouvait assez large, son mari à ses côtés, sinon derrière elle, mais toujours poussé par celui des nègres que le chef des porteurs tenait à récompenser, car, malgré son geste un peu vif dans le parc du gouverneur, il était très aimé et l’on se disputait l’honneur de mener sa petite voiture.

« … Sa petite voiture », répète ébloui le prince des journalistes, et il évoque certain pliant au bord d’un petit lac. La randonnée du vieux lord chasseur n’est pas, en effet, sans rappeler la pêche telle que la pratiquait son père. Du point de vue de la hiérarchie animale, sans doute, y a-t-il la même différence entre un tigre et une ablette que, socialement, entre un marquis et un bourgeois et, médicalement, entre une olympienne paralysie et les misères de l’épilepsie congénitale. D’autre part, la beauté cosmopolite qu’une maladresse chirurgicale a contraint de se retirer sous une tonnelle avec toute la Méditerranée à ses pieds, pour comparables que puissent, à première vue, sembler sa vie et celle que mena jadis une bossue de Seine-et-Oise, cachant sa bosse derrière les murs d’un parc dont tout l’élément liquide se réduisait aux proportions d’un minuscule étang peut-être féerique mais en tout cas artificiel, il ne s’ensuit pas que l’une de ces créatures doive ou puisse être confondue avec l’autre.

Il y a ressemblance et non identité.

Libre donc au fils de l’épileptique et de la bossue de savourer sans remords l’atmosphère favorable à l’éclosion des souvenirs greffés d’espérances, puisque rien d’incestueux ne salit son sentiment pour la divine lady.

Ce point acquis et parce que son amour, tout comme la femme de César, ne doit pas être suspecté, le prince des journalistes se rêve fils de Primerose, l’adolescent marquis. Sans doute la bossue avait-elle force qualités, mais sa bosse qu’elle accrochait, écorniflait, rabotait à tous les obstacles, lui avait donné le goût de s’effacer. Primerose, au contraire, telle que la voici à demi renversée dans son fauteuil, ne craint guère d’étaler des splendeurs que révèlent plutôt qu’ils ne les cachent les plis de son ample vêtement.