Mais si elle était tout yeux, tout oreilles aux moindres faits et gestes d’un homme qui allait si bien et si durablement organiser la terreur blanche, elle n’oublia point le président de la Commission des Quatre qui avait sauvé la civilisation, l’honneur, la tradition et, ce qui avait bien aussi sa petite importance, ses domaines aux bords des lacs Balaton.

Elle envoya donc une dépêche de remerciement au vieux Tigre et, comme elle ne se sentait pas d’humeur à lésiner quant à la récompense des héros, elle acheta pour le général Stéphanic, un petit canon en or serti de diamants. Pour un tel présent elle dut hypothéquer ses terres, mais ce n’était pas de l’argent mal placé. En effet, si elle ne pouvait régner à Prague, elle n’en songeait pas moins à s’y installer définitivement comme tiers de souveraine, c’est-à-dire comme épouse du soldat qui avait été l’un des trois fondateurs de la très raisonnable (si très jeune) république.

Elle ne se pressait pas de poser une question précise au principal intéressé. D’avance, elle était sûre de sa réponse, car il ne pouvait certes pas être indifférent à sa beauté, alors dans toute la magnificence d’un somptueux été qui ne laissait prévoir l’automne que par la frondaison rousse d’une chevelure dont de savantes applications de henné ravivaient la blondeur que la tourmente européenne et des chagrins intimes avaient prématurément blanchie.

Ainsi allaient les choses et l’on peut dire qu’elles n’allaient pas trop mal quand l’avion de Stéphanic vint s’écraser contre une des petites Carpates. Ce fut un deuil national. Terrassée par la douleur, Augusta n’eut même pas la force d’aller pleurer sur le cadavre de celui dont elle avait le droit de se considérer la veuve au moins par le cœur. Elle attribua l’accident aux desseins de la Providence (Mon Dieu, que Votre volonté soit faite !) qui, pour la punir de sa conversation avec le diable tzigane, le tzigane de diable, le diable de tzigane ne permettrait plus jamais qu’elle fût heureuse.

La version officielle était une panne de moteur. On chuchotait aussi que le général avait été descendu par le feu de sa propre armée, sciemment disaient les uns, du fait, affirmaient les autres, d’un malheureux hasard qui avait voulu que les soldats tchécoslovaques eussent pris pour le drapeau hongrois (ennemi) le drapeau italien (ami) dont ses ailes étaient pavoisées, les couleurs de ces drapeaux ne différant que par leur disposition. D’autres encore prétendaient qu’il s’était suicidé.

Augusta, comme l’on pense, ne prêtait pas l’oreille à ces bruits calomnieux. D’ailleurs, la Tchécoslovaquie entière s’apprêtait à glorifier le héros. Au sommet de la montagne où il avait trouvé la mort, on finissait d’ériger une maçonnerie commémorative et digne de ses exploits. Pour surveiller les architectes, les entrepreneurs et les ouvriers qui travaillaient à ce monument puis, quand la dernière pierre en fut posée, pour attendre son inauguration, notre Augusta s’était installée dans ces parages historiques. Elle avait choisi une ville d’eau tchécoslovaque où elle avait, chaque matin, en guise de passe-temps et de distraction, la ressource des bains de boue. Les après-midi qu’elle ne se faisait pas conduire au cénotaphe, elle se promenait le long d’un petit fleuve qui lui semblait un parfait symbole de sa destinée. En effet, cette rivière coulait calme, majestueuse, sans prétendre ni à des profondeurs ni à des complications inutiles. Au plus creux de son lit, un homme de taille moyenne qui eût réussi à se tenir debout n’eût eu de l’eau que jusqu’au nombril. Mais les meilleurs nageurs s’aventuraient-ils à cinquante centimètres du bord, un courant fatal les emportait et, si l’on parvenait à les repêcher, ils avaient déjà cessé de vivre. À l’hôtel, les vieilles dames que leurs rhumatismes empêchaient de bouger passaient leurs journées à parier : « Combien y aura-t-il de noyés aujourd’hui ? Plus ou moins qu’hier ? » Augusta allait aux nouvelles, faisait le bookmaker. Un jour qu’elle en était à son septième noyé, à force de jouer des coudes, elle réussit à se glisser au premier rang. Les sauveteurs professionnels (dans ce pays le plus lucratif des métiers, bien que déjà un peu encombré), sous prétexte d’une respiration artificielle dont ils étaient les premiers à ne rien attendre, malaxaient un cadavre de jeune fille.

Le caleçon d’un des triporteurs laissait deviner un émoi dont la plus libérale des archiduchesses pouvait d’autant moins accepter le spectacle que, comble des combles, celui qui le lui infligeait était de peau très foncée, de cheveux très noirs, donc tzigane. Un tzigane profaner une vierge que Dieu, par la voie des eaux d’un affluent du Danube, avait rappelée à lui ! C’en était trop.

Du manche de son ombrelle terminée par une tête en ivoire sculpté de François-Joseph, Augusta asséna un coup justicier au bon endroit. Elle y mit toute la force d’un bras assez musclé pour tenir le sceptre des plus lourdes royautés. La transparence d’un pauvre petit jersey de coton n’était certes point capable, à elle seule, d’amortir le choc. Et cependant le tzigane ne broncha point, tandis que la tête de l’oncle empereur se brisait en deux morceaux qui roulèrent sur le sol. Ainsi, après des années, la grande politicienne se trouvait-elle vengée de son persécuteur, car quoi de plus infamant pour un Habsbourg que de se casser le nez sur un bas-ventre de fils de la race maudite ?

Augusta fit l’honneur à son voisin de lui demander de ramasser les débris. Celui-ci, un lieutenant de l’armée tchécoslovaque, comme s’il avait deviné que ce serait à lui d’être noyé le lendemain, mit à lui tendre les morceaux d’ivoire un respect qui, non seulement n’était pas de ce temps, mais, déjà, n’était plus de ce monde. Pour le récompenser d’une si gracieuse déférence, Augusta pria le lieutenant de garder, en souvenir d’elle, les restes de son en-cas et, armée de son seul face-à-main, elle fendit la foule de curieux qui ne comprenaient pas qu’on abandonnât une si bonne place juste à la minute où le tzigane tout ahanant tachait son costume de bain de taches qui n’étaient pas de sueur.

Augusta se promettait de tirer une conclusion de l’aventure. Elle se hâtait déjà vers les grands bois dont le cœur silencieux est propice à la méditation. Mais, à peine entrée dans la forêt, elle rencontrait un petit garçon de cinq ou six ans qui dansait nu au milieu d’une clairière. Il accompagnait ses entrechats d’une chanson dont les paroles se résumaient dans le tralala d’un usage généralisé même dans le mystère des futaies tchécoslovaques où, pourtant, il n’a jamais été question que l’espéranto pénétrât.