Par les traits, par le teint, cet enfant rappelait le jeune homme sacrilège du quart d’heure précédent. Mais elle n’allait tout de même point prendre ombrage du chérubin qui éveillait dans son cœur le plus doux des sentiments, l’amour maternel qu’une vie trop mouvementée ne lui avait pas encore accordé le loisir d’éprouver. En trois secondes, elle avait tour à tour pensé faire de ce bébé tralala un général, un philosophe, un industriel. Mais il n’y a jamais eu, mais il n’y aura jamais ni général, ni philosophe, ni grand industriel tzigane, lui disait sa raison. « Alors, j’en ferai un artiste », décida-t-elle. Et la voilà qui se met à caresser le sauvageon, lui entoure les reins de son écharpe car, quoique cet angelot de petit noiraud ne fût point encore d’âge à offusquer sa majestueuse bienfaitrice, cette dernière, qui ne pouvait souffrir l’indécence, se devait bien de le vêtir pour le mener à son hôtel où elle le bourra de pâtisseries, de café à la crème et lui donna quelques sous qui décidèrent le bonhomme à revenir le lendemain.

L’hippocampe de son hallucination (Augusta ne pouvait l’oublier) était bien inférieur en diablerie à n’importe quel fils de la race maudite qui impose à une saine et toute neuve nation ses souilleurs de jolies noyées. Mais comme elle était de ces saintes femmes qui veulent arracher à l’enfer, sinon Lucifer, du moins les démons attendrissants de jeunesse, elle persista dans sa résolution de faire du bébé tralala un civilisé. Sans doute existerait-il toujours des différences essentielles entre une archiduchesse, incarnation, la plus typique et la plus parfaite de la culture européenne et le descendant, même rentré dans l’ordre, des voleurs de chevaux. Mais elle ne voulait pas l’impossible et elle savait qu’elle aurait déjà du mérite si elle parvenait à métamorphoser en petit monsieur ce jeune plantigrade.

Quoique fort musicienne, parce qu’elle mettait l’art comme toute chose à sa place, elle décida que ni le chant, ni la danse ne sauraient suffire, à l’éducation du bébé tralala ni la danse ne sauraient suffire à l’éducation du bébé tralala. Puisqu’il était artiste, il importait que, par la voie des arts d’agrément, il parvînt au seuil d’un sage avenir.

Dans une mercerie, on lui choisit donc un canevas imprimé représentant le général Stéphanic dont le profil, un vrai profil de médaille, était couronné d’un képi à feuilles de chêne.

Une fois la tapisserie achevée, Augusta pensait la faire monter en tabouret de piano à son usage personnel et exclusif. Elle seule aurait droit de s’y asseoir et s’y assiérait chaque matin pour abreuver de marches funèbres l’âme du guerrier toujours présente dans le petit salon où, au temps de sa vie glorieuse, il était un jour venu la visiter. Mais elle ne permettrait jamais que nulle fesse profane souillât les traits de son dieu. Elle tenait surtout à ne point partager le nez aquilin, bien au centre qui, en intime communion avec la partie d’elle-même qu’elle lui offrirait dans une impudeur de grande amoureuse ferait un de ces bilboquets !

Une bienfaitrice ne saurait manquer de ressentir un légitime orgueil quand, assise dans le cercle des dames de son hôtel, elle les force à constater les progrès de son protégé. Mais dans les halls tchécoslovaques, parmi les impotentes autochtones ou étrangères, là comme ailleurs, la jalousie va son chemin. Au lieu de se laisser toucher, on critique, on décourage. Augusta se rappelle tout à propos un dicton cher à sa jacobine d’institutrice : « Paris ne s’est pas fait en un jour. » Mais ces roturières à l’esprit mesquin n’ont d’autres souci que de soigner leurs rhumatismes. Ce sont des femmes sans idéal qui n’ont jamais eu la moindre intention de collaborer, si peu que ce soit, aux luttes d’Augusta contre une tziganophobie assez endémique pour que toute la région en ait oublié son antisémitisme. Une de ces défaitistes (qui joue, soit dit entre parenthèses, un bien drôle de jeu puisqu’elle accepte de rendre leur salut aux juifs à papillottes, dans le parc), une de ces défaitistes ne va-t-elle pas jusqu’à prétendre que le bébé tralala ose la piquer avec son aiguille à tapisserie dès qu’Augusta tourne les yeux. La plaignante, il est vrai, vient de Sarajevo dont la population est musulmane et les femmes voilées. L’archiduchesse ne prend point la peine de discuter avec des Turcs. Seule, une Polonaise théosophe a quelque tendresse pour le bébé tralala. Augusta qui, en dépit des résultats obtenus, ne peut s’empêcher d’éprouver plus d’une crainte quant à l’avenir de son protégé, prie cette sympathisante de faire tourner une table afin qu’on sache à quoi s’en tenir. Or bien que les tables tournantes soient à l’ordinaire peu prodigues de leurs coups, celle-ci martèle : « De la tapisserie pour un tzigane, c’est une pêche Melba pour un tigre, un bouillon de légumes pour un requin. » Guère satisfaites de cette déclaration, les questionneuses somment le guéridon de s’expliquer, mais alors son bois fragile est pris de tels tremblements qu’il s’effondre dans un terrible fracas.

Augusta n’en dort point de la nuit et, au réveil, elle décide de confier son tigre-requin à un vrai meneur d’hommes.

Depuis qu’elle avait lu dans les journaux que la reine de Roumanie, au cours d’un voyage en Amérique, était allée visiter Ford, Augusta s’intéressait en effet de tout son cœur à l’essor des usines de Bata qui, si elles étaient encore à celles de Ford ce qu’une chaussure est à une auto, n’en promettaient pas moins. Elle payait d’exemple et sa devise : « Bottons-nous tchécoslovaquie » avait eu raison des résistances d’un snobisme toujours prêt, par mesquine vanité, à ne pas vouloir de ce qui a été fait en série. Or le bébé tralala répugnait aux souliers. Elle devait lui en acheter chaque jour une paire qu’il ne manquait jamais de métamorphoser en petits bateaux.

Rendue par l’insomnie poreuse au virus filtrant de la tziganophobie, ce matin-là, quand Augusta trouve son protégé dans le parc, elle s’empresse de lui annoncer qu’on va faire une promenade en auto, ajoutant pour elle-même, en pensée : « Ah, ah, petit tigre-requin, tu ne peux supporter la moindre pantoufle, eh bien, on va te faire fabriquer des godillots. » Et l’après-midi même, elle a remis le bébé tralala entre les mains de celui qui, vingt ans auparavant simple cordonnier de village, pouvait à cette heure rêver que bientôt, grâce à lui, il n’y aurait plus un pied nu de par le monde. Avec le cœur généreux qu’on lui connaît, on pense bien qu’Augusta ne fit pas impunément la connaissance de cet être d’idéal, tout le contraire d’un songe-creux, assez énergique pour ne jamais s’égarer dans des considérations sur la journée de huit heures ou les mauvaises odeurs des tanneries où il faut que le cuir se tanne.

« Je ne change pas, je ne vieillis pas, j’ai toujours le même besoin d’un grand homme », avait-elle constaté cependant qu’elle se délectait d’une glace. Le verre dans lequel on la lui avait servie était orné de la signature de Bata, tout comme, d’ailleurs, les murs des maisons, la vaisselle de tous les buffets, les casquettes des cyclistes et même, disait-on, ce que les ouvriers ne sortaient à l’ordinaire de leurs braguettes que pour satisfaire les besoins les plus urgents, mais dont, – le jour par semaine qu’ils ne devaient pas se lever dès 5 heures pour aller à l’usine, – leurs femmes avaient le loisir d’admirer les tatouages bien lisibles avant l’amour, quand il importait de se rappeler que, toute force se trouvant mise au service de Bata, il s’agissait maintenant de faire un bébé, mâle ou femelle, destiné aux usines de Bata.

Sur le livre d’or de l’usine, elle avait écrit en français, parce que, selon elle, cette langue, plus et mieux que tout autre, se prêtait à la musique des vers libres :

 

À Zlin [1]
Vêtue de mousseline,
Augusta
Admira Bata,
Puis lui confia
Le bébé Tralala
et dégusta
Une zmrlina
[2]

 

C’était, sans conteste, une manière de déclaration, mais Augusta n’avait pas la moindre peur de se compromettre. Elle avait le courage de ses sentiments et de ses idées et, si elle n’avait juré fidélité totale à la mémoire de Stéphanic, si elle n’était, au cours de la semaine qui suivit l’accident, entrée en possession d’un uniforme commandé tout exprès à la taille du héros pour combler le vide laissé dans son musée des reliques par la crevaison du portrait de l’archiduc, certes alors le roi de la chaussure eût trouvé une place digne de lui dans son cœur. Ne marchait-elle pas avec son siècle, ne savait-elle pas, d’expérience, qu’un trust vaut bien un empire ? Industriel, héros de la paix, maréchal du travail à la chaîne, Bata ne devait-il point mourir, d’ailleurs, de cette mort violente qui ne manqua jamais d’échoir à tous ceux qu’Augusta honora ou eût pu honorer de son amour ? À quelques kilomètres du lieu où le généralissime des armées tchécoslovaques avait trouvé son glorieux trépas, Bata périt lui aussi dans un accident d’avion.