Le malheureux descendit les marches, la tête la première, pour venir labourer, de toute sa gesticulante personne, le sable impeccable. Il y laissa un talon, deux ongles de la main droite, le fond de son pantalon et la peau qui correspondait à la surface du morceau d’étoffe arraché.

En dépit de leur naturel flegmatique, les percherons se cabrèrent, chacun d’eux voulant s’enfuir d’un côté opposé, si bien que, tirée à hue et à dia, la voiture cause de tout ce drame se disloqua, ne laissant d’elle-même et des meubles dont elle était pleine, qu’un enchevêtrement de planches, de vieux tessons, de soies en lambeaux, sur quoi les percherons qui s’y étaient pris les pattes finirent par tomber, déchirant leurs poitrails affolés.

Quand le calme fut revenu et qu’on eut débarrassé la scène du drame, les jeunes mariés, pour réduire au minimum, sinon au néant les mauvaises chances, décidèrent de ne jamais franchir les murs du parc, à l’intérieur desquels, fidèles à leur parole, ils se recueillirent trente années durant, avant de procréer celui qui, aujourd’hui reconnu prince des journalistes, évoque, plein de gratitude, les deux êtres rares dont l’existence, toute de sagesse et de méditation, consentit à n’être que le prologue sédentaire d’une activité qui devait le conduire, lui, au faîte des honneurs.

De l’enterrement d’une sodomisée malgré elle, à l’enterrement d’un président de la République, pourrait-on écrire en titre à l’histoire de cette famille bien française, telle qu’elle se déroula, tour à tour abominable, paisible, glorieuse.

Les cérémonies mortuaires ne sont-elles pas, entre toutes, significatives de notre civilisation ? Il serait donc juste que le récit décrivît d’abord une église quelconque où, après un service convenable mais modeste, des parentes dévouées et un orphelin souffrent d’avoir un secret à garder. En matière d’épilogue, la douloureuse mais héroïque apothéose de Notre-Dame. Des rois, des princes, des ministres, des archevêques plein la nef, des haut-parleurs qui vont porter à domicile les chants liturgiques. Mais dans ce chemin parcouru, aussi bien du point de vue national que familial, à travers les changements de régime, comme dans les moindres détails intimes dont le folklore de tout honnête foyer assure la transmission, quelle admirable ligne de continuité ! Le prince des journalistes a pris soin de ne jamais cesser de la suivre. C’est pourquoi, dans un temps où pullulent les « défaitistes du capitalisme » (l’expression est de lui et il y tient) il exhorte, au moins une fois par semaine, ses lecteurs à l’exercice des vertus bourgeoises, telles qu’elles n’ont cessé de se trouver pratiquées, au long des siècles derniers en dépit de l’adversité et de ses coups.

Pour lui, il a beau ne pas aimer se vanter, il doit bien reconnaître que sa vie sert de conclusion à l’histoire d’une famille si symboliquement française. La sodomisée malgré elle, mais c’est la France de 1870, envahie, meurtrie, la France qui devait, elle aussi, essayer de se suicider sans, grâce à Dieu, y parvenir, lors de la séparation de l’Église et de l’État. Une sagesse parfois douloureuse mais promise au triomphe final, parallèlement à celle dont firent preuve l’épileptique et la bossue, réussit à réparer les dégâts et amener le règne du prince des journalistes, dont l’ère glorieuse, chronologiquement du reste, coïncide avec l’épopée de 1914-1918.

Aujourd’hui, s’il sent ses idées s’enchaîner avec la joyeuse célérité qui, si paradoxal que cela puisse sembler, ne se révéla dans tout son rythme et toute son allégresse qu’à la messe d’enterrement du président de la République, c’est, constate-t-il, que la structure de ce pays témoigne du sens de la grandeur dans l’ordonnance qui fit du service funèbre à Notre-Dame « une fête de l’intelligence malgré le deuil du cœur », ainsi, du reste, qu’il l’a spécifié entre guillemets, au cours d’un de ses articles, avec un tel bonheur qu’on a repris cette trouvaille pour l’en frustrer et en attribuer la maternité à la poétesse Synovie.

… Le prince des journalistes revoit la nef de Notre-Dame. Les grandes orgues jouent. Le cardinal-archevêque officie avec un instinct des robes à traîne qui lui vaudra les compliments de la grande coquette nationale.

Un des puissants de ce monde, un des maîtres de l’opinion, que peut-il contre le trouble qui l’envahit, quand la petite sonnette de l’enfant de chœur plie dans un même recueillement tant de têtes, parmi lesquelles s’en trouvent de couronnées ?

Alors, le chapeau installé avec le plus grand soin, sur un prie-Dieu qui paraissait de tout repos tombe, roule, soumis malgré le frein des bords en saillie à un mouvement que la forme cylindrique et la matière très lisse accélèrent. Et il serait allé jusqu’au parvis si, par miracle, le voisin aussi jeune que blond et aussi blond que complaisant n’avait, juste à temps, rattrapé le fugitif. Mais comme le prince des journalistes lui-même s’était déjà baissé, deux fronts se cognent, deux crânes prennent feu et deux systèmes artériels se changent en ruisseaux de phosphore. Ces images ne doivent, certes, pas donner à penser au lecteur que les apparences cessèrent une seconde de demeurer sauves. Non, personne ne put soupçonner quel incendie subit et réciproque avait éclaté dans le secret des figures composées et des gilets croisés, des jaquettes cérémonieuses et surtout des pantalons à raies claires sur fond noir. À faire plus capiteuse toute chaleur, l’encens, de son souffle mystique, attisait ces deux corrects brasiers. C’était de l’huile sur le feu, la sueur de cette foule en vase clos dont l’immense cathédrale de Paris n’était plus que le trop étroit contenant. Ne se trouvait-on point d’ailleurs entre gens bien élevés et plutôt soignés de leur personne ? L’élément mâle était composé de ces hommes toujours tirés à quatre épingles et qui n’oublient jamais de se vaporiser de l’eau de Cologne sous les bras avant de se rendre aux cérémonies officielles.

Les mieux éprouvés des gardiens de la tradition, professeurs de faculté, officiers supérieurs et dignitaires du haut clergé qu’on ne saurait soupçonner de prodigalité hydrothérapique, tous, soit la veille au soir, soit le matin même, avaient, sans exception, pris des bains, à tel point unanime et absolue était la volonté d’honorer le représentant de la France, de toutes les Frances, la libérale, la colonisatrice, l’administrative, la conservatrice, l’hypothécaire, la franc-maçonne, la religieuse, la familiale.

L’évêque recteur de l’Institut catholique avait même poussé le scrupule jusqu’à se poncer le nombril, en l’honneur de celui qu’il appelait un saint laïc et qui ne le cédait en rien aux saints religieux, puisqu’il avait payé sa place à l’Élysée de quatre fils tués à la guerre. Oui, quatre fois celui pour qui l’on avait drapé, illuminé la cathédrale, avait consenti à la patrie le sacrifice qu’Abraham se contenta d’esquisser une seule fois à la gloire de son Dieu jaloux. Et dire qu’on avait assassiné le père admirable, le Père. Parmi tous ceux qui se trouvaient assemblés derrière son catafalque et que le culte national de l’éloquence rendait pourtant difficiles en fait de discours, il n’en était pas un qui ne redît avec émotion les syllabes désormais historiques où le moderne patriarche avait mis son âme entière, sa grande âme, quand il s’écroula blessé à mort. « Oh là, là, tout de même ! » avait soupiré le héros. C’était simple mais ça partait droit du cœur pour aller droit au cœur des plus mâles officiels.

Quant aux femmes, la fine fleur des élégances aristocratiques, politiques, industrielles, artistiques, littéraires, même celles dont les réputations de coquettes impavides semblaient les plus inébranlables, au scintillement des cierges, les yeux leur brûlaient d’astres douloureux. Elles ne pouvaient retenir des larmes qui se frayaient un chemin au long des joues dont elles entraînaient la poudre de leurs torrents jusqu’aux commissures des lèvres. Les petits bâtons de rouge sortaient des sacs. Des mains qui ne savaient plus s’empêcher de trembler traçaient, en manières de digues, un accent circonflexe à l’endroit, un accent circonflexe à l’envers et, ainsi, chaque bouche défendue par un maquillage onctueux et imperméable, sous le ruissellement qui la perlait, devenait, à elle seule, tout un bouquet de géraniums mieux odorants que jardins après l’orage. Les parfums fondus, délayés se complétaient en gammes pénétrantes où éclatait parfois (car, hélas ! on ne peut compter sur la discrétion olfactive de certaines parvenues du monde ou du demi-monde) le hurlement d’un mouchoir trempé dans une de ces essences plutôt composées pour exaspérer les narines au cours de fêtes charnelles que pour rendre, par un matin funèbre, les derniers honneurs au chef de l’État.

Même les voiles de crêpe, drapeaux de l’austère douleur, s’ils se dégommaient sous l’action des pleurs des dames de la famille, c’était, non pour sentir, comme d’habitude, le chiffon parfumé au chien mouillé, mais afin que leur empois devînt la farine liant cette sauce d’amères voluptés. Ajoutez encore que la fatalité voulut que le prince des journalistes effleurât du dos de sa main, le pantalon du complaisant jeune homme. Et la fatalité voulut que ce complaisant jeune homme laissât voir qu’il n’était point fâché. Drelin, drelin. Le cardinal-archevêque descend de l’autel au catafalque.