Il se tire mieux des marches de Notre-Dame que, de ses escaliers, la vedette emplumée d’une revue à grand spectacle.

Grand-croix de la Légion d’honneur, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, président de l'Œuvre pour le relèvement de la jeunesse pervertie, le prince des journalistes ne songe certes point à compromettre sa carrière par le scandale qui peut résulter de quelque attouchement furtif. La gloire conseille prudence.

Mais, aujourd’hui, à Notre-Dame, l’assistance est triée sur le volet. Ce serait folie que de suspecter un professionnel du chantage dans la personne de cet adolescent aussi distingué que bien tourné, à l’aura d’ingénuité, de thé au citron, de lavande et de tabac anglais.


Drelin, drelin,
Qui ne risque rien
N’a rien.

 

Voyez comme le désir peut rendre poète. Et puisque ce jeune homme aux manières d’attaché d’ambassade ne demande qu’à se laisser explorer, eh bien cinq doigts habiles à manier le porte-plume vont voir de quoi il retourne. Quel bon gros stylo et comme l’encre doit en être sympathique…

Le maître des cérémonies a ordonné de se lever, de quitter les chaises. Le défilé commence. On se met en branle, sans jeux de mots, mais avec jeux de mains.

Jeux de mains,

Jeux de vilains, se plaisait à dire l’épileptique. Paix à son âme. Paix à toutes les âmes. On jette de l’eau bénite sur le catafalque. Le prince des journalistes suit le courant. Il sent un souffle sur sa nuque. Sa main droite s’agite et, vlan et vlan, la foule est si compacte qu’on peut fourrager tout à son aise, à s’en donner une crampe au poignet. Mais, en dépit de la chaude humidité qu’il ne tarde point à percevoir au travers de l’étoffe et des frémissements d’une chair pantelante et qui demande grâce, il ne consent point à lâcher sa proie.

Ses doigts ne se desserreront que venu leur tour de prendre le bâton asperseur. Mais encore, le pouce et l’index se livreront-ils à un jeu de titillation tel qu’il retiendra le regard de la duchesse de Monte Putina, une ancienne beauté, à ses débuts, ma foi, fort peu farouche, mais dont au cours d’une vie assez aventureuse, par un phénomène de transsubstantiation, les facultés putassières sont devenues spécifiquement mondaines, sociales et politiques. Personne n’a comme la Monte Putina le sens de la chose à dire. Si elle a conquis un à un ses galons de demi-mondanité, c’est qu’elle a su, en temps opportun, prendre un petit air distingué, sans répugner parfois même, aux manières évanescentes et au langage quelque peu amphigourique. Maintenant que la voici mariée avec un duc authentique, elle n’hésite pas à lâcher, si besoin en est, pour avoir l’air d’une vraie aristocrate, des mots plus gros qu’elle (qui n’est pas maigre).

Aussi, à la sortie de la messe d’enterrement, a-t-elle fait froid dans le dos au prince des journalistes, rien qu’à lui chuchoter ces mots : « Alors Voronoff a si bien réussi notre petite opération qu’on fait des papouilles aux goupillons, maintenant ? »

La diablesse s’est-elle aperçue de quelque chose ? Avec elle on ne sait jamais. Pour calmer son inquiétude, le prince des journalistes n’a eu, il est vrai, qu’à se dire qu’elle a le sens de la solidarité. Il sait d’expérience qu’on peut compter sur sa discrétion. N’a-t-elle point, quinze années durant, sans trahir jamais le mystère de leurs chastes relations, fait comme si elle était sa maîtresse ? Certes, elle avait vu, au premier coup d'œil, qu’il n’était pas homme à badiner sur le décorum. D’ailleurs, ils ont l’un et l’autre joué franc jeu ; il n’a point lésiné sur les appointements mais il en a eu pour son argent et elle n’a point boudé à l’ouvrage. Elle n’a jamais pris pour une sinécure la fonction de pseudo-amante que lui avait valu un tact qui n’a jamais couru les rues du petit monde des femmes entretenues.

Aujourd’hui qu’elle est adoptée par le gratin, elle n’a plus de précautions à prendre. Elle peut souffler, jouir de son triomphe sans retenue, tailler, rogner, se taper sur les cuisses, dire ce qui lui passe par la tête. Elle n’en montre pas moins, en toute circonstance, assez d’à-propos pour que les plus pincées des douairières ne manquent jamais de constater avec un sourire très indulgent : « Notre chère Espéranza, elle fait la folle, mais elle ne perd pas le Nord… »

... « Et mon Nord est plus chaud que votre Sud, vieilles biques », pense tout bas Espéranza qui, peu satisfaite de son mari caduc mais pleine de respect pour le nom qu’elle lui doit, n’envisage même pas une possibilité d’adultère et n’a d’autre ressource que de se repaître du spectacle des amours d’autrui. « Espéranza se mettrait en quatre pour ses amis », a-t-on encore coutume de dire d’elle. Et, de fait, quelques jours après la remarque sur le parvis de Notre-Dame, le prince des journalistes rencontre chez elle le complaisant jeune homme dont la blondeur, il est vrai, s’accommodait mieux d’un gothique funèbre et ténébreux que des beiges variés du salon où Espéranza, pour se délasser du palais romain qu’elle habite, depuis son mariage, les trois quarts de l’année, s’est donné le paradoxal plaisir de combiner le cubisme (un cubisme apprivoisé s’entend, et dont les angles s’excusent à coups de velours prudents) et le style Biedermeier.

Le complaisant jeune homme, rien que par sa manière de ne pas répondre à ces pourtant très discrets tressaillements de paupière dont le prince des journalistes sollicitait sa mémoire, a laissé deviner sa nationalité anglaise. Et, à partir de ce flegme britannique, le prince des journalistes a tôt fait de reconnaître dans le sauveteur de son chapeau haut-de-forme le fils d’une Londonnienne, jadis célèbre par sa beauté, la marquise of Sussex, lady Primerose, la divine lady, comme on l’appelait, à cause de sa ressemblance avec lady Hamilton, dans la haute société cosmopolite sur laquelle son mariage avec un vieux gentleman des mieux nés lui avait valu de régner, en dépit d’une origine humble, sinon misérable.

Elle avait d’ailleurs vite quitté les capitales pour une solitude, d’abord florentine, puis provençale. Mais, quand elle sut par son fils, venu la rejoindre sur son coteau, que le prince des journalistes allait venir passer quelque temps sur la côte, elle se réjouit à la pensée de renouer des relations avec celui qu’elle se rappelait petit français piaffant, au jarret d’ailleurs mieux tendu que le reste.