Elle n’avait pas oublié une malheureuse expérience, vieille déjà de trente années, mais, entre temps, elle avait eu d’autres soucis. De piquante blondinette, n’avait-elle pas voulu se métamorphoser en beauté classique ? Elle avait commencé par le nez dont elle avait un tel désir qu’il devînt grec. Mais la paraffine injectée ne sut garder son équilibre et tomba en avalanche entre derme et épiderme, jusqu’à cette fossette de sa joue droite qu’Édouard VII, du temps qu’il n’était encore que prince de Galles, avait appelée puits d’amour. Du coup, le puits d’amour se trouva comblé, et même au-delà, jusqu’à ne plus se signaler que par une boursouflure contre laquelle nul chirurgien n’osa rien tenter.

Après avoir longuement caché sa beauté saccagée, la marquise of Sussex éprouvait une telle joie de renouer avec le monde qu’elle s’était interdit regret et rancœur. Elle avait mis un soin bien touchant à organiser le déjeuner où était convié le prince des journalistes. Elle avait d’ailleurs pris autant de plaisir à inviter le maître de l’opinion, l’ami de jadis, que lui en avait eu à l’être. Donc, optimisme, espoir, confiance de part et d’autre.

Comme la Monte Putina sera de la fête on pourra envoyer une carte postale à Mussolini. Et pourquoi pas une autre au Pape ? car elle a ses grandes et ses petites entrées au Vatican, notre Espéranza, depuis que la voilà devenue grande dame romaine. Si le Duce compte sur elle, le successeur de saint Pierre qui l’admire d’avoir si bien mener sa barque, ne dédaigne ni ses conseils, ni ses influences, et il lui a lui-même demandé de mettre un charme consacré par des années de haute galanterie et le grand mariage au service des intérêts et des biens temporels de l’Église.

Le prince des journalistes, lui, ne perd jamais une occasion de rappeler à l’Europe qu’elle a pour fondements l’empire romain, son culte du travail, de la chose publique, de la chose judiciaire, de la chose militaire. Mais cet empire romain lui-même qu’en fût-il advenu si, au moment où les esclaves allaient se révolter, le christianisme n’avait révélé aux humbles la sainte grandeur du sacrifice ?

C’en eût été fini du jus romanum, de la puissance paternelle, des routes jetées d’une colonie à l’autre, des travaux de voirie, des terrasses, des aqueducs, de cette fontaine sur la place de la petite ville-village qu’il faut traverser avant d’arriver chez lady Primerose. Sans doute ce pavage vieux de vingt siècles sert-il plutôt de trottoir que de forum aux arrière-neveux des arrière-neveux des centurions. Mais, d’une pierre deux coups, et il n’y a pas à en vouloir, bien au contraire, aux touristes anglo-saxons qui, là comme partout où ils passent, ont su apprendre à la jeunesse locale l’art de faire de l'œil avec tout ce qui remue et cligne, de la racine des cheveux à la plante des pieds.

De mai à octobre les jeunes garçons se promènent juste avec un pantalon et un petit maillot. Aussi, les propriétaires, tant mâles que femelles, s’aperçoivent-ils alors de la nécessité des travaux à exécuter dans leurs jardins ou leurs maisons par des ouvriers adolescents. Le jeune lord Sussex a d’ailleurs payé d’exemple et donné lui-même le signal d’architectures néo-grecques. Le prince des journalistes, dès qu’il aperçoit les maçons occupés à des pergolas et des frontons délirants, soudain pense que, fidèle à la grande tradition démocratique, il pourrait aider les mieux musclés de ces jeunes constructeurs à faire leur chemin dans la vie. Une fois qu’on les aurait poncés, lavés, rincés, ce serait un jeu d’enfant que de leur trouver des situations dans le journalisme conservateur et parisien.

 

 

II

 

DEUX VRAIES GRANDES DAMES


 

À peine son chauffeur a-t-il exécuté la courbe savante qui lui permet d’apercevoir la divine lady avec, devant elle, une bouteille de gin caressée non seulement du regard mais encore d’un doigt amoureux que, se rappelant certaines passes, malheureusement dénuées de tout pouvoir magnétique, exécutées par cette main aujourd’hui jaune et ridée, alors blanche et potelée, autour de ce qui, de lui, gardait la même ridicule petitesse, la même indifférence que le goulot de ce flacon carré, le prince des journalistes, sans daigner se dire en manière d’excuse, comme il serait légitime, qu’un bienfait n’est jamais perdu, puisqu’il lui a été donné de rendre, et comment ! Au fils la joie que la mère avait tenté en vain de lui faire connaître, se mit, en dépit de sa nature peu timide, à rougir jusqu’à prendre la couleur cardinalesque de l’étoffe dont se trouvait vêtue la buveuse.

Quant à la poivrote, elle n’a eu qu’à voir descendre de sa voiture cet invité de marque pour redevenir marquise of Sussex. Elle se lève donc et s’avance avec une majesté qu’amplifient encore les jambes d’un très large pantalon dont chacune s’achève en traîne.

Le sens inné de la dignité n’exclut pas chez elle la coquetterie. Elle sait s’habiller de façon à la fois intime et fastueuse. Elle a un geste exquis mais non exempt de dignité pour cacher la joue qui fut, jadis, celle du puits d’amour. Mais alors (ruse ou hasard ?) le diamant de sa bague attrape un rayon de soleil qu’elle envoie en plein dans l'œil du prince des journalistes. Celui-ci n’entend point se laisser prendre pour une simple alouette. Il n’a pas oublié la chanson fredonnée jadis par la marquise of Sussex alors que, jeune Primerose, elle s’évertuait à métamorphoser en mât de cocagne un petit chiffon rouge :


Alouette, gentille alouette,
Je te plumerai la tête.
Alouette, alouette des cieux,
Je te plumerai la queue.

 

Il faut se défendre des belles plumeuses, il ne faut pas se laisser plumer, répétait la bossue à son fils quand il eut atteint l’âge de fréquenter les horizontales. Donc, redresser la taille, surtout si elle est petite. D’ailleurs la monstresse puissante et cramoisie ne sera point longue à se trouver en état d’infériorité, puisqu’elle doit se résigner à découvrir les boursouflures du visage pour tendre sa main à baiser. N’empêche que le taffetas qui la contient accroche une lumière d’apothéose. Elle et le prince des journalistes dressé sur ses ergots évoquent une scène historique, quelque chose comme l’entrevue que pourraient avoir le grand Frédéric et la grande Catherine, s’il leur était donné de ressusciter, à cette minute, dans ce décor.

Un silence solennel, le silence de midi, autrement angoissant que celui de minuit, a figé les valets de pied, plantés çà et là devant les bosquets.

Le chauffeur du prince des journalistes, un petit gars bien de chez nous, qui a du vif-argent dans les veines, demeure sans bouger, appuyé au capot et ne semble pas moins statue que ces jeunes géants roses et blonds dont la divine lady affirme volontiers qu’elle et son noble lord de fils aiment la présence, pour la pompe au propre et au figuré.

Et ici une parenthèse s’impose sur les capacités linguistiques de celle qui fut la première, après son mariage, à se traiter de marquise de Suce-sexe et de lady Feuille de Rose. Elle parle français avec un accent et une syntaxe déplorables, mais dans l’intimité jamais elle n’use d’une autre langue pour les jeux de mots, dont la Monte Putina lui donna le goût, du temps qu’elles étaient, voilà bien des années, l’une et l’autre, danseuse-chanteuses, dans un beuglant de Southampton.

La Monte Putina, alors Espéranza Gobain, que les nécessités d’une carrière putassière à ses peu brillants débuts avaient exilée de son exubérante et originelle cité phocéenne ne songeait, parmi les brumes, pas plus à cacher sa naissance marseillaise qu’à renier son amour de l’ail, du Pernod et des histoires grasses.

Autochtone par contre et devant, à l’humidité britannique où elle n’avait cessé de vivre, un teint clair à sembler liquide, Primerose habitait chez son père qui la battait. Espéranza la recueillit dans sa chambre où un perroquet répétait, en contrefaisant l’Anglaise, les grossièretés que la méridionale lui avait apprises. Les moqueries du papagaio exaspéraient si fort la girl qu’elle se mit à surveiller son accent chaque fois qu’elle disait l’une ou l’autre des ordures classiques dans leur petit ménage. Quant aux autres mots ou phrases, peu lui importaient les liaisons, les différences entre le féminin et le masculin, le singulier et le pluriel.