Ainsi, tandis qu’elle ne savait pas demander du sel sans faire dix fautes en trois mots, elle ne risquait jamais de se perdre dans les arcanes des calembours ou des contrepèteries les plus salaces. Pour encourager les progrès de son élève, Espéranza lui avait, d’ailleurs, fait cadeau, à l’époque des étrennes, d’un Recueil choisi des propos de corps de garde qui demeure aujourd’hui encore l’un des deux livres de chevet de la marquise of Sussex, l’autre étant, comme l’on pense, la Bible.
Après la déconfiture du beuglant de Southampton, Espéranza et Primerose s’en étaient allées tenter leur chance, chacune de son côté. Les premiers temps de la séparation elles s’écrivirent, puis leur activité épistolaire, peu à peu, se ralentit pour bientôt cesser complètement.
Aussi la surprise leur arracha-t-elle un grand cri quand, quelques années plus tard, elles se retrouvèrent dans le salon d’un couturier parisien.
Espéranza se réjouissait si fort de voir sa Primerose devenue lady que, malgré sa conversion aux manières raffinées et même un tantinet précieuses, elle lança une exclamation tonitruante, pour le plus grand effroi (ceci se passait avant la guerre) des dames qui attendaient leur tour d’essayage. Primerose mariée, et avec un lord, Espéranza n’en revenait pas. Primerose donnait des preuves : son alliance, ce saphir gravé aux armes des lords Sussex et les lettres d’amour, ici, dans son sac, qui témoignaient des joies adultères, elles-mêmes sanction de toute union légitime.
À quelque temps de là, comme elle venait d’avoir sa triste expérience avec celui qui était en passe de devenir le prince des journalistes et comme elle avait compris à l’excès de ses prévenances dans le monde, autant qu’à ses manques dans l’intimité, qu’il devait, pour couper court à toute malveillance, avoir ou plutôt afficher une maîtresse, Primerose indiqua cette situation à Espéranza devenue Espéranza de Saint-Gobain, car, tandis que la plus veinarde du petit ménage allait à la cour d’Angleterre, l’autre avait pris ses quartiers de noblesse demi-mondaine.
Ainsi Espéranza, simultanément, avait-elle corrigé son accent marseillais, appris l’emploi de l’imparfait du subjonctif et du futur antérieur, fait épiler le petit duvet au-dessus de la lèvre supérieure qui, s’il lui avait permis d’avoir son succès de femme du Sud en Albion, ne pouvait être que dénonciateur, à dater du jour où elle avait décidé de se présenter comme une descendante des amours coupables de Catherine de Médicis et d’un page tourangeau.
En avant donc le blond vénitien. Espéranza se coiffe de petits béguins, se vêt de robes princesse, et sur un corsage très ajusté de velours vert bouteille que vont battant deux nattes alourdies de perles, elle laisse ruisseler des torrents de pierres de lune et d’améthystes à tels flots que lui est intenté un procès pour avoir joué les Mélisande un peu partout, aux courses, chez Maxim’s, aux répétitions générales, aussi bien qu’aux grandes festivités vélocipédiques.
Comme elle ne consentait alors à choisir ses amants que parmi les artistes, la sous-alimentation lui avait valu de passer assez vite d’une silhouette valois à une évanescence médiévale. Il faut encore ajouter que, bonne mère, elle préférait se priver du nécessaire et même du superflu plutôt que de rogner sur l’éducation de l’enfant dont, jadis à Marseille, l’avait engrossée un vieil ami de sa famille, petit juif polonais, marchand de fanfreluches pour bordels, qu’elle n’eût sans doute jamais quitté (elle eut toujours le goût de la respectabilité) si le malheureux n’avait été assassiné par le maquereau d’une cliente mauvaise payeuse à qui, selon son droit, il avait envoyé du papier timbré.
Espéranza se trouvait donc dans une situation à peu près désespérée quand Primerose la conduisit chez le prince des journalistes. En affaires commerciales ou amoureuses, ce dernier était déjà, tout comme aujourd’hui, partisan de la précision. Espéranza qui commençait à prendre au sérieux ses hennins et se complaisait aux états d’âme lunaires où, malgré une nature foncièrement positive, l’anémie, à grands pas, l’avait conduite. Espéranza fut d’abord ulcérée du cynisme qu’on mit à lui exposer les conditions du contrat avec une fougue qui semblait être celle d’une colère préventive plutôt que d’un amour naissant.
Plus Primerose la pressait d’accepter et moins elle osait franchir le Rubicon de la haute galanterie chaste et organisée. Et puis, tout l’or du monde n’aurait pu payer le dépit qu’elle avait à se dire que l’éclat de ses grands yeux noirs, jamais ne risquerait d’allumer le petit bonhomme qui, pourtant, semblait d’amadou. Tel était son malaise qu’elle alla s’en ouvrir auprès de la seule survivante de toute sa famille, sa sœur aînée, une pauvre fille qui, d’avatars en avatars, avait fini par échouer dans une maison hospitalière de la rue Blondel où, malgré un naturel élégiaque, elle gagnait sa vie en ramassant des pièces de dix centimes avec des lèvres qui n’étaient pas celles de la bouche.
Cette tendre créature commençait justement à s’irriter de l’état où l’avait réduite sa native fraîcheur d’âme. Elle guignait par surcroît la défroque moyenâgeuse de sa cadette. Revêtue de ces atours, il ne lui eût pas été difficile, pensait-elle, de trouver une place dans l’une de ces brasseries du Quartier Latin où Maurice Barrès, qui ne se faisait pas faute d’y fréquenter du temps de sa jeunesse anarchisante et sensuelle, lui avait un jour pincé la fesse droite. Et voilà que, dans l’énumération des pour et des contre, Espéranza mentionnait la vieille amitié qui liait son probable futur pseudo-amant et celui qui était alors dans toute sa gloire d’écrivain nationaliste et de député des Halles. La ramasseuse de sous ne se tenait plus de joie à la pensée qu’Espéranza le rencontrerait sans doute et pourrait lui donner à entendre que la belle fille, dont la croupe avait tenté l’étudiant, s’abandonnerait toute et gratis à l’homme qui savait si bien réclamer l’Alsace et la Lorraine. Espéranza finit donc par renoncer à ses chimères, à son air de dame d’antan. Entre elle et le prince des journalistes, il avait été stipulé qu’elle s’inspirerait pour son costume et sa coiffure d’Helleu dont les pointes sèches avaient réussi à créer un type de femme élégante et comme il faut. Très peu de maquillage, des fourrures discrètes, jamais d’autres bijoux que des perles et surtout ordre de présenter son fils comme l’enfant d’un très riche, très noble et très énigmatique seigneur polonais. Tous repas et soirées devaient appartenir en principe au protecteur, trop occupé pour avoir le temps de rencontrer sa soi-disant maîtresse ailleurs qu’en public. Espéranza recevait tant par mois, avait le droit de coucher avec qui bon lui semblait, à condition que personne ne le sût, car le prince des journalistes devait passer pour jaloux et lui faire, une fois tous les quinze jours, une scène à l’Opéra, dans sa loge, sous prétexte qu’elle avait, de son bras blanc, effleuré la manche d’un ami venu la saluer.
Ce contrat verbal ne valut d’abord qu’à titre d’essai, mais comme rien dans la tenue d’Espéranza ne laissait à désirer, il ne tarda point à devenir définitif. Ce fut elle, d’ailleurs, qui, la première, parla de le résilier quand le duc de Monte Putina lui eut demandé sa main. Bien que ses rapports avec le prince des journalistes n’eussent jamais cessé d’être strictement d’apparat au cours des quinze années que durèrent leurs relations, le hasard ne leur en avait pas moins ménagé quelques tête-à-tête qu’Espéranza sut mettre à profit pour développer un sens inné, subtil de la légalité. Aussi, en matière d’union légitime, comme en toute autre, reconnaissait-elle un droit de priorité à son pseudo-amant. Elle alla donc le trouver pour lui faire part de l’offre du duc et lui accorder la préférence au cas où il eût voulu convoler en justes noces.
Dans cette extrême délicatesse, le prince des journalistes ne vit malheureusement qu’un chantage et, au comble de la fureur, il s’écria : « Mais me prenez-vous donc, Madame, pour un de ceux qui épousent leurs maîtresses ? »
À quoi, soudain oublieuse de ses efforts tour à tour valois, médiéval et dame très comme il faut, Espéranza répondit par ce couplet :
Une supposition que tu serais ma tante
Je te ferais le présent
De l’andouille qui me pend
Au ventre
Elle criait à tue-tête. L’allusion était trop claire, l’accent marseillais trop sonorement ressuscité pour ne point donner à craindre l’inutilité subite de trois lustres d’efforts. Le prince des journalistes trouva des mots exquis, sut apaiser la chanteuse incongrue, la remercier de sa collaboration et lui permettre de devenir duchesse. On se quitta bons, très bons amis et, comme il jugeait à la fois plus économique et moins risqué de ne pas la remplacer, il fit l’inconsolable, veillant à ne jamais perdre l’occasion de laisser tomber de son portefeuille une mèche supposée des cheveux de la duchesse de Monte Putina. Il racontait même à quelques intimes l’entrevue pathétique, lorsque déchirée entre deux amours, Espéranza avait dans son propre bureau joué sa décision à pile ou face. Le sort avait voulu qu’elle suivît le noble romain, mais, avant de partir, elle avait pris sur la table directoriale les ciseaux qui servaient à tailler et rogner dans la prose des collaborateurs trop féconds parce que payés à la ligne et, au lieu de s’en percer le coeur, ainsi qu’elle en avait eu, un instant, la tentation, avait coupé la plus belle de ses boucles.
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