Le prince des journalistes avait bien soin de rouler des yeux de merlan frit chaque fois qu’il lui arrivait de rencontrer dans le monde son Espéranza, laquelle, touchée d’une ferveur si fidèle, lui ménageait, en récompense, des rendez-vous avec de beaux jeunes gens, désolée d’ailleurs que son fils n’ayant pas tenu ce qu’il avait promis ne fît point l’affaire, car elle alliait fort heureusement au sens de la famille les goûts de pourvoyeuse hérités de sa mère et de tant d’aïeules, maquerelles rue Bouterie.
Dans sa retraite, Primerose n’avait jamais cessé de voir Espéranza. Ce monde qu’elle avait quitté, et dont le gin ne la consolait qu’imparfaitement, elle aimait à en tenir les nouvelles de la bouche même de celle qui, voulant lui rendre le bien pour le bien, la pressait d’y faire sa rentrée. La Monte Putina comptait sur le miracle des yeux de fleur. Les bouffissures, le teint violacé (« voilà que je deviens lady Couperose », raillait elle-même la marquise of Sussex), la taille alourdie, que pouvaient ces désavantages contre ce regard, ce port splendides ?
Qu’elle est majestueuse ! constatait le prince des journalistes, à la voir si haute de taille et de ton, dans la cour du petit mas dont une lumière trop éclatante décolorait la façade.
Il ne put que murmurer : « Marquise… »
Mais elle, la tête bourdonnante de soleil et de gin, elle supplia : « Appelez-moi donc comme autrefois Primerose, Feuille de Rose, Couperose, ou plutôt, non, je suis trop vieille, appelez-moi Élizabeth, Betsy, Pète sec. »
Hypnotisé par les admirables yeux, le prince des journalistes remonte le courant : Pète sec, Betsy, Élizabeth, Couperose, Feuille de Rose, Primerose. Primerose. Le ravissant nom est plus précieux que l’air des sommets, le cristal de roche, l’edelweiss. Rien qu’à le prononcer, on se sent à une de ces altitudes ! Mais, avant de s’envoler, il convient de mettre la marquise en sécurité. Pourquoi Paul Valéry a-t-il affirmé qu’il se refuserait toujours à écrire : « La marquise sortit à cinq heures… ». Maintenant qu’il a, dans son discours de réception du maréchal Pétain à l’Académie, donné la preuve d’un simple mais d’autant plus indéniable bon sens en félicitant le génial tacticien de n’avoir pas oublié l’usage des canons, au cours de la guerre européenne, comment croire que ce grand esprit s’obstinerait dans ses préjugés quant aux allées et venues des grandes dames et garderait un silence injustement dédaigneux, lui, le chantre de la jeune Parque, s’il voyait la marquise, la main dans la main du maître de l’opinion regagner sa tonnelle, cependant que les valets de pied, imperceptiblement, se sont mis à reprendre vie chacun devant son bosquet. Le chauffeur du prince des journalistes lui-même, ce petit costaud qui a les pieds sur le sol et porte sur les épaules une tête à s’appeler Marcel, pense que son patron danse un menuet avec un gros bégonia. Cette fleur n’a pas coutume de jouer un rôle trop distingué au sein des expressions courantes. Mais ici l’exception confirme la règle et le jeune mécanicien met tout le respect dont il est capable dans cette comparaison d’ailleurs suggérée par le glorieux souvenir des tableaux de son ancien patron, un artiste médaillé, membre de l’Institut spécialisé dans les portraits de cardinaux et de bégonias.
Cependant, Primerose, qui, d’ordinaire, boit pour oublier les grumeaux de paraffine dans la joue droite, se verse double ration. Dame ! Aujourd’hui, par surcroît, il s’agit de ne pas se rappeler un piteux essai, dont elle n’oserait soupçonner que celui qui le tenta jadis ne demanderait qu’à le recommencer, et pour de bon. Oui, le prince des journalistes, après s’être empli les yeux d’elle, les lève et se réjouit de trouver, entre les larges feuilles de vigne qui couvrent la tonnelle, un coin de ciel qu’il contemple à s’en donner le vertige, à se croire Ganymède qu’un aigle emporte en plein éther. Que ses yeux redescendent à terre et le prince des journalistes se pense assis au plus frais de l’Olympe, à la droite d’un Jupiter qui a pris, comme d’autres fois, l’aspect d’un cygne, d’un taureau, d’une pluie d’or, la forme cardinalesque d’une buveuse de gin.
Il murmure : « Primerose. »
Elle répond : « Darling. »
Alors il la supplie : « Primerose, dites-moi quelles furent pour vous ces années que j’ai eu le malheur de passer loin de vous… »
Il a pris sa voix la plus douce, un ton presque enjôleur quoique non exempt de dignité.
Mais elle, ni le besoin de confidences qui, soudain, habite les plus farouches lorsque leur est rendu quelque témoin de leur gloire révolue, ni l’orgueil que manque rarement d’induire en faux souvenirs le regret de ce qui fut et n’a pas continué d’être, non, rien ne saurait la décider à se départir de cette discrétion qui, de temps immémorial, n’a manqué de contribuer à la grandeur de toute grande dame anglaise, eût-elle débuté comme chanteuse dans un beuglant de Southampton. La joue droite négligemment posée dans la paume de la main correspondante pour céler la débâcle du puits d’amour, elle accable les petits yeux du prince des journalistes de toute la splendeur des siens. Et lui, malgré la broussaille protectrice des cils et sourcils, son regard commence à se laisser submerger, ses pensées à perdre pied. « La gaillarde voudrait m’hypnotiser », a-t-il à peine la force de constater dans un sursaut de défense. Vite, vite une ceinture de sauvetage pour une conscience à demi noyée. Que le pouce et l’index droits pincent le bras gauche et réciproquement. À toute vitesse, les dents mordent la lèvre supérieure, puis l’inférieure, et à nouveau, l’inférieure et encore la supérieure. Les genoux se cognent de toutes leurs forces pour se faire mal, mais à quoi bon cette violence ? Le prince des journalistes a grand-peine à ne pas choir en plein sommeil médiumnique. Il se lève et il lui semble qu’il va s’endormir debout. Il tourne autour de l’impassible marquise, mais à quelque point qu’il soit sur la ligne délimitant le cercle, le centre de ce cercle, encore et toujours, demeure ce regard dont la projection s’épanouit sur sa nuque, s’arrondit autour de son cou et se confond avec cette cravate qui l’étranglerait s’il ne l’arrachait d’un coup. Alors il peut se dire qu’il ne sera jamais le chien de sa future maîtresse. Rassuré, il se rassied, décidé à ne point mentir à sa réputation d’homme des réalités.
Donc, première résolution : prendre l’offensive. Il faut avoir le courage d’un ultimatum. Qui, d’ailleurs, pourrait de bonne foi l’accuser d’avoir manqué de courtoisie à l’occasion de cette mise en demeure ?
« Répondez, Primerose. Vous me devez bien quelque confidence. Je ne suis arrivé si tôt que dans l’espoir de ce tête-à-tête. »
Primerose ne répond rien.
1 comment