Ils se subdivisaient en plusieurs tribus, ou comme ils le disaient pour se donner plus d’importance, en plusieurs nations, les Mohawks, les Onéidas, les Onondagas, les Cayugas et les Senecas, qui occupaient dans la confédération le rang dans lequel nous venons de les nommer. Les Tuscaroras furent admis dans cette union environ un siècle après sa formation, et complétèrent le nombre de six Nations.

Les Lenni-Lenapes, que les blancs nommaient les Delawares, parce qu’ils tenaient leurs grands conseils sur les bords de la rivière Delaware, se subdivisaient comme les autres en plusieurs peuplades, qui étaient, indépendamment de celle qui portait particulièrement ce nom commun à toute la nation, les Mahicanni, Mohicans ou Mohegans, et les Nantycokes ou Nantigœs. Ces derniers occupaient le pays situé sur les bords du Chesapeake et le long du rivage de la mer, tandis que les Mohicans étaient établis dans la contrée qui s’étend depuis l’Hudson jusqu’à l’Océan, et qui comprend une grande partie de la Nouvelle-Angleterre. Ces deux tribus furent donc les premières que les Européens dépouillèrent de leurs possessions.

Les guerres contre les nations sauvages sont aussi célèbres en Amérique que celles du roi Philippe. Mais la politique de Guillaume Penn, ou de Miquon, comme le nommaient les naturels du pays, arriva à son but avec moins de difficulté, quoique avec autant de certitude. Les Mohicans disparurent peu à peu du pays qu’ils avaient habité, et un certain nombre de leurs familles allèrent chercher un refuge dans le sein de la peuplade-mère, c’est-à-dire, des Lenni-Lenapes ou Delawares.

Cette dernière tribu avait souffert que leurs anciens ennemis, les Mengwe ou Iroquois, leur donnassent le nom de femmes : ils avaient consenti à ne plus faire la guerre, à se borner à des occupations pacifiques, et à laisser le soin de leur défense aux hommes, c’est-à-dire aux peuplades belliqueuses des six Nations [41].

Cet état de choses dura jusqu’au commencement de la guerre pour l’indépendance de l’Amérique. À cette époque, plusieurs guerriers célèbres des Mohicans, voyant qu’il était inutile de disputer plus longtemps le terrain aux blancs, vinrent rejoindre la tribu qu’ils regardaient comme celle de leurs ancêtres, et y répandirent les sentiments de courage et de fierté qui les animaient. Alors les Lenni-Lenapes se déclarèrent indépendants, annoncèrent qu’ils étaient redevenus hommes, et, prenant pour chefs les plus vaillants et les plus expérimentés de ces Mohicans, ils recommencèrent à faire de temps en temps des expéditions contre leurs anciens ennemis, et quelquefois même contre les Européens.

Parmi ces guerriers mohicans, il se trouvait une famille distinguée par-dessus toutes les autres par sa bravoure, et par toutes les qualités qui constituent le héros chez les guerriers d’une nation sauvage. Mais le temps, la guerre et les privations de toute espèce avaient fini par l’éteindre, ou à peu près, car le seul représentant de cette race jadis illustre et nombreuse était l’Indien qui venait d’entrer dans le salon de Marmaduke Temple. Il avait longtemps vécu avec les blancs, avait fait la guerre avec eux, et, en ayant reçu un bon accueil à cause des services qu’il leur avait rendus, il s’était fait chrétien, et avait été baptisé sous le nom de John. Il avait cruellement souffert dans la dernière guerre ; car, ayant été surpris avec sa troupe par l’ennemi, toute sa famille fut massacrée ; et quand les faibles restes de sa tribu éteignirent leurs feux sur les bords de la Delaware, pour s’enfoncer plus avant dans l’intérieur, il refusa de les suivre, voulant que ses restes fussent couverts par la même terre qui couvrait ceux de ses ancêtres, et où ils avaient, en quelque sorte, régné si longtemps.

Ce n’était pourtant que depuis quelques mois qu’il avait paru sur les montagnes voisines de Templeton. Il faisait de fréquentes visites à la hutte de Natty, et comme toutes les habitudes de Bas-de-Cuir le rapprochaient beaucoup de la race sauvage, cette espèce de liaison n’excitait aucune surprise ; ils finirent même par habiter la même cabane, prenant leurs repas ensemble et partageant les mêmes occupations.

Nous avons déjà fait connaître le nom de baptême de cet ancien chef mohican ; mais, lorsqu’il parlait de lui-même, il se nommait toujours Chingachgook, ce qui, dans sa langue, signifiait le Grand-Serpent. Il avait obtenu ce nom, dans sa jeunesse, par sa valeur et sa prudence ; mais lorsque le temps eut sillonné son front, et qu’il fut resté le dernier de sa famille et même de sa tribu, le peu de sauvages qui habitaient encore le long des rives de la Delaware lui donnèrent un nom expressif, le nommant le Mohican. Le son d’un tel nom, en lui rappelant sa famille détruite et sa nation dispersée, produisait peut-être une impression profonde sur le cœur de ce vieux chef, car ce n’était que dans les occasions les plus solennelles qu’il se le donnait à lui-même. Quant aux colons, il était généralement connu parmi eux sous le nom de John Mohican, ou on l’appelait plus familièrement encore John l’Indien.

D’après le long commerce qu’il avait eu avec les blancs, les habitudes de Mohican tenaient le milieu entre la civilisation et l’état sauvage, quoiqu’il gardât une préférence marquée pour ce dernier. Son costume était partie national, partie européen. Bravant la rigueur du froid, il avait la tête nue, mais elle était couverte, malgré son âge, d’une forêt de cheveux noirs fort épais. Son front était noble et découvert, son nez, de la forme de ceux qu’on appelle romains, sa bouche grande, mais bien faite ; et quand elle s’ouvrait elle laissait apercevoir deux rangs de dents saines et blanches, malgré ses soixante-dix ans. Son menton était arrondi, et l’on reconnaissait dans les arcades saillantes de ses pommettes le signe distinctif de sa race ; ses yeux n’étaient pas grands, mais leurs prunelles noires brillaient comme deux étoiles, tandis qu’elles se fixaient successivement sur tous ceux qui étaient dans le salon.

Dès qu’il vit que tous les regards se tournaient vers lui, il laissa retomber sur ses pantalons de peau de daim écrue là couverture qui lui enveloppait la partie supérieure du corps, et qui était attachée à sa taille par une ceinture d’écorce d’arbre ; et il s’avança, avec un air de majesté et de résolution, vers le groupe au milieu duquel se trouvait le jeune chasseur.

Ses bras et son corps jusqu’à la ceinture étaient entièrement nus, à l’exception d’une médaille d’argent ; représentant Washington, suspendue à son cou par une courroie de peau, et qui flottait sur sa poitrine, au milieu des cicatrices de maintes blessures. Ses épaules étaient larges et musclées ; mais ses bras, quoique bien proportionnés, n’avaient pas cette apparence de vigueur que le travail seul peut donner. Ce médaillon était la seule décoration qu’il portât, quoique d’énormes fentes pratiquées dans le cartilage de ses oreilles qui touchaient presque à ses épaules, annonçassent qu’elles avaient été décorées d’autres ornements dans des temps plus heureux. Il avait en main un petit panier fait de branches flexibles de frêne, dépouillées de leur écorce, et dont une partie, bizarrement teinte en rouge et en noir, formait un contraste avec la blancheur du bois.

Lorsque cet enfant des forêts s’approcha de la compagnie, on s’écarta pour lui permettre d’avancer vers celui qui était évidemment l’objet de sa visite. Il s’arrêta devant lui, mais sans lui parler, fixant ses yeux étincelants sur sa blessure, et les tournant ensuite vers le juge avec une attention marquée.

M. Temple fut surpris de ce jeu muet de l’Indien, qui était ordinairement calme, soumis et comme affectant une espèce d’impassibilité. Cependant il lui dit en lui présentant la main :

– Tu es le bienvenu, John. Ce jeune homme paraît avoir une haute opinion de ton savoir, puisqu’il te préfère même à notre bon ami le docteur Todd pour panser sa blessure.

Mohican lui répondit en assez bon anglais, mais d’un ton bas, monotone et guttural.

– Les enfants de Miquon n’aiment pas la vue du sang ; et cependant ce jeune aigle a été frappé par la main qui aurait dû s’abstenir de lui faire le moindre mal.

– Mohican ! vieux. John ! s’écria le juge avec une sorte d’horreur, et en tournant sa physionomie franche et ouverte, du côté du blessé, comme pour en appeler à lui-même ; crois-tu donc que ma main ait jamais répandu volontairement le sang d’un homme ? Fi. ! fi ! la religion devrait t’apprendre à juger plus favorablement de ton prochain.

– Le malin esprit s’introduit quelquefois dans le meilleur cœur, dit John d’un ton expressif, fixant toujours les yeux sur le juge, comme pour chercher à lire dans le fond de ses pensées ; mais mon frère dit la vérité ; sa main n’a jamais ôté la vie à personne, non pas même quand les enfants de notre puissant père d’Angleterre rougissaient les eaux de nos rivières du sang de son peuple.

– Bien sûrement, John, dit M. Grant avec douceur, vous n’avez pas oublié le précepte de notre divin Sauveur : – Ne jugez pas, pour ne pas être jugé. – Quel motif aurait pu avoir le juge Temple pour blesser un jeune homme qui lui est inconnu, dont il n’a à attendre ni bien ni mal ?

L’Indien l’écouta avec respect, sans cesser d’examiner avec, attention la physionomie de M. Temple, et lorsque le ministre eut cessé de parler il tendit la main au juge, et dit avec énergie :

– Il est innocent. Mon frère n’a pas eu de mauvaises intentions.

Marmaduke reçut avec un sourire de bienveillance la main qui lui était présentée, prouvant ainsi que, s’il était surpris des soupçons qu’avait conçus le vieil Indien, du moins il n’en conservait aucun ressentiment. Pendant ce temps, le blessé regardait alternativement le juge et Mohican avec un air de pitié dédaigneuse. Enfin, la pacification terminée, John songea à s’acquitter des fonctions qu’il était venu remplir.