Ses manufactures sont prospères ; et il est
digne de remarque qu’une des plus ingénieuses machines connues dans
les arts européens fut inventée primitivement dans cette région
lointaine.
Afin de prévenir toute erreur, il est utile de
dire que tous les incidents de ce roman sont purement imaginaires.
Les faits réels sont liés avec la fiction et les mœurs des
habitants.
Ainsi la description de l’Académie, la Cour de
Justice, la Prison, l’Auberge, est exacte. Ces bâtiments ont depuis
longtemps cédé la place à des constructions d’un caractère plus
prétentieux. L’auteur ne suivit pas non plus toujours la vérité
dans la description de la Maison Principale. Le bâtiment réel
n’avait ni « premier, » ni « dernier. » Il
était de briques et non pas de pierres, et son toit n’offrait
aucune des beautés particulières de « l’ordre
composite. » Il avait été construit à une époque trop
primitive pour cette école ambitieuse. Mais l’auteur donna
librement carrière à ses souvenirs lorsqu’il eut passé le seuil de
la porte. Dans l’intérieur tout est littéral jusqu’à la patte de
loup et l’urne qui contenait les cendres de la reine Didon
[1].
L’auteur a dit quelque part que le caractère
de Bas-de-Cuir était une création rendue probable par les
auxiliaires nécessaires pour lui donner naissance. S’il s’était
livré davantage à son imagination, les amateurs de fictions
n’auraient pas trouvé tant de causes pour leurs critiques sur cet
ouvrage. Cependant le portrait n’aurait pu être exactement vrai
sans l’accompagnement des autres personnages. Le grand propriétaire
résidant sur ses terres, et donnant son nom à son domaine, au lieu
de le recevoir de lui comme en Europe, est un individu commun dans
tout l’État de New-York. Le médecin avec sa théorie plutôt obtenue
que corrigée par ses expériences sur la constitution humaine ;
le missionnaire pieux, dévoué à son prochain, laborieux et si mal
récompensé ; l’homme de loi à moitié instruit, litigieux,
disputeur, avec son contrepoids, membre d’une profession digne d’un
caractère plus élevé ; le rusé faiseur d’affaires et marchand
mécontent de ses meilleurs marchés ; le charpentier, et la
plupart des autres personnages, sont familiers à tous ceux qui ont
vécu dans une nouvelle contrée.
Par des circonstances que le lecteur
comprendra parfaitement après avoir lu cette Introduction, l’auteur
a éprouvé plus de plaisir en écrivant « les
Pionniers » que n’en éprouvera probablement aucun de ses
lecteurs. Il est convaincu des fautes nombreuses qu’il a commises,
il a essayé d’en corriger quelques unes dans cette édition ;
mais comme il a déjà, du moins dans son intention, fourni son
contingent pour amuser le monde, il espère que le monde lui
pardonnera pour cette fois d’avoir essayé de s’amuser lui-même.
Paris, mars 1832.
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.
À MONSIEUR CHARLES WILEY, LIBRAIRE.
Chaque homme est plus ou moins le jouet du
hasard, et je ne sache pas que les auteurs soient nullement exempts
de cette influence humiliante. Voici le troisième de mes romans
[2], et il dépend de deux conditions
incertaines que ce soit le dernier : l’une est l’opinion
publique, et l’autre mon propre caprice. J’écrivis mon premier
livre parce qu’on m’avait dit que je ne pourrais composer un livre
sérieux, et pour prouver au monde qu’il ne me connaissait pas je
fis un roman si sérieux que personne ne voulut le lire, d’où je
conclus que j’eus raison complètement. Mon second livre fut écrit
pour essayer de triompher de cette indifférence des lecteurs.
Jusqu’à quel point ai-je réussi ? Monsieur Charles Wiley,
c’est ce qui doit rester toujours un secret entre nous. Le
troisième a été enfin composé exclusivement dans le but de me
plaire à moi-même ; de sorte qu’il ne serait pas étonnant
qu’il déplût à tout le monde, excepté moi ; car qui a jamais
pensé comme les autres sur un sujet d’imagination ?
J’estimerais la critique la perfection de
l’esprit humain, s’il n’existait cette dissidence dans le goût. Au
moment où je me dispose à adopter les avis ingénieux d’un savant
aristarque [3], on me remet l’article d’un autre qui
condamne tout ce que son rival loue, et qui loue tout ce que son
rival condamne. Me voilà comme un âne entre deux bottes de
foin ; de sorte que je me décide à abandonner ma nature
vivante, et je reste stationnaire comme une botte de foin entre
deux ânes.
Il y a longtemps, disent les sages, qu’il n’y
a plus rien de nouveau sous le soleil ; mais les critiques des
revues (les rusés compères) ont adopté un adroit expédient pour
prêter de la fraîcheur à l’idée la plus commune. Ils l’habillent
d’un langage si obscur et si métaphysique que le lecteur ne les
comprend qu’après une certaine étude. C’est ce qu’on appelle
« un grand cercle d’idées » et assez à propos, je puis le
dire ; car, s’il faut citer mon propre exemple, j’ai
fréquemment parcouru leur monde d’idées, et je suis revenu aussi
ignorant de ce qu’ils voulaient dire qu’auparavant. Il est charmant
de voir les lettrés d’un cabinet de lecture s’emparer d’un de ces
écrits difficiles. Leurs éloges sont dans un rapport exact avec
leur obscurité ; chacun sait que paraître sage est la première
qualité exigée dans un grand homme.
Un mot qu’on trouve dans la bouche de tous les
critiques, des lecteurs des Magazines, et des jeunes
dames, lorsqu’ils parlent des romans, c’est celui de
keeping (accord des parties entre elles [4],) et peu de personnes y attachent le même
sens ; j’appartiens moi-même à l’ancienne école dans cette
question, et je pense que ce mot s’applique plus au sujet même qu’à
l’emploi d’aucuns termes, particuliers ou expressions de mode.
Comme il vaudrait autant pour un homme n’être pas de ce monde que
de s’écarter du keeping, j’ai cherché dans cette histoire
à m’y attacher scrupuleusement. C’est un frein terrible imposé à
l’imagination, comme le lecteur s’en apercevra bientôt ; mais
sous son influence, j’en suis venu à la conclusion que l’auteur
d’un roman, qui prend la terre pour scène de son récit, est en
quelque sorte tenu de respecter la nature humaine. J’en avertis
quiconque ouvrirait ce livre avec l’espérance d’y rencontrer des
dieux et des déesses, des esprits et des sorciers, ou d’y éprouver
ces fortes sensations qu’excite une bataille ou un meurtre ;
qu’il le laisse là, car il n’y aura aucun intérêt de cette sorte
dans aucune page.
J’ai déjà dit que c’était mon propre caprice
qui m’avait suggéré ce roman ; mais c’est un caprice qui est
intimement uni avec le sentiment. Des temps plus heureux, des
événements plus intéressants, et probablement des scènes plus
belles, auraient pu être choisis pour agrandir mon sujet ;
mais rien de tout cela ne m’aurait été aussi agréable. Je désire
donc être plutôt jugé par ce que j’ai fait que par mes péchés
d’omission. J’ai introduit une bataille, mais elle n’est pas
très-homérique. Quant aux assassinats, la population d’un nouveau
pays ne souffre pas cette dépense de la vie humaine ; on
aurait pu amener une ou deux pendaisons à l’avantage manifeste de
« l’établissement colonial ; » mais c’eût été en
contradiction (out of keeping) avec les lois humaines de
ce pays de clémence.
Le roman des Pionniers est sous les
yeux des lecteurs, monsieur Wiley, et je m’adresserai à vous pour
le seul vrai compte de sa réception. Les critiques peuvent écrire
aussi obscurément qu’il leur plaira, et se donner pour plus sages
qu’ils ne le sont : les journaux peuvent nous faire
mousser [5] ou nous déchirer à belles dents,
suivant leur capricieuse humeur ; mais si vous m’abordez en
souriant, je saurai tout de suite que l’ouvrage est
essentiellementbon.
Si vous avez jamais besoin d’une préface, je
vous prie de me le faire savoir en réponse.
Tout à vous sincèrement,
L’AUTEUR.
New-York, 1er janvier 1823.
LES PIONNIERS
OU
LES SOURCES DE LA SUSQUEHANNA
ROMAN DESCRIPTIF.
Les extrêmes opposés d’habitudes, de mœurs, de
temps et d’espace, étaient rassemblés là et rapprochés les uns des
autres ; ce qui donnait au tableau un contraste inconnu des
autres pays et des autres siècles.
Chapitre 1
Voyez ! l’hiver vient pour commander à
l’année renouvelée ; il vient sombre et triste avec tout son
cortège de vapeurs, de nuages et de tempêtes.
THOMSON.
Près du
centre du grand État de New-York est un district étendu, consistant
en une suite non interrompue de coteaux et de vallons ; ou,
pour parler avec plus de déférence pour les définitions
géographiques, de montagnes et de plaines. C’est parmi ces hauteurs
que commence le cours de la Delaware ; c’est encore là que les
sources nombreuses de la grande Susquehanna, sortant d’un millier
de lacs et de fontaines, forment autant de ruisseaux qui serpentent
dans les vallées, jusqu’à ce que, réunis, ils deviennent un des
fleuves les plus majestueux dont les anciens États-Unis puissent
s’enorgueillir. Les montagnes y sont presque toutes couvertes de
terre labourable jusqu’à leur sommet, quoiqu’il s’en trouve un
certain nombre dont les flancs sont hérissés de rocs, ce qui ne
contribue pas peu à donner au pays un caractère éminemment
pittoresque.
1 comment