Les vallées sont étroites, fertiles et bien cultivées,
et chacune d’elles est uniformément arrosée par un ruisseau qui,
descendant d’abord paisiblement sur la pente d’une hauteur, et
traversant ensuite la plaine, va baigner le pied d’une montagne
rivale. De beaux et florissants villages s’élèvent sur les bords
des petits lacs ou sur les rives des ruisseaux, dans les endroits
les plus favorables à l’établissement des manufactures. De jolies
fermes, où tout annonce l’abondance et la prospérité, sont
dispersées dans les vallées et même sur les montagnes. Des routes
tracées dans tous les sens traversent les vallons, et s’élèvent
même jusque sur les hauteurs les plus escarpées. À peine fait-on
quelques milles dans ce pays varié sans rencontrer quelque académie
[6] ou quelque autre établissement
d’éducation ; et de nombreuses chapelles, consacrées à
différents cultes, attestent les sentiments religieux et moraux des
habitants de ce pays, ainsi que l’entière liberté de conscience
dont on y jouit. En un mot, toute cette contrée prouve le parti
qu’on peut tirer même d’un sol inégal situé sous un climat
rigoureux, quand il est gouverné par des lois sages et douces, et
que chacun sent qu’il a un intérêt direct à assurer la prospérité
de la communauté dont il forme une partie distincte et
indépendante. Aux premiers habitants (pioneers) [7] qui défrichèrent ce terrain ont succédé
aujourd’hui des colons ou cultivateurs qui adoptent sur les lieux
un mode plus suivi de culture, et veulent que le sol qu’ils ont
fertilisé serve aussi à couvrir leurs cendres. Il n’y a pourtant
que quarante ans [8] que tout ce
territoire était encore un désert.
Peu de temps après la consolidation de
l’indépendance des États-Unis par la paix de 1783, l’esprit
entreprenant de leurs citoyens chercha à exploiter les avantages
naturels que présentaient leurs vastes domaines. Avant la guerre de
la révolution, les parties habitées de la colonie de New-York ne
formaient pas le dixième de son étendue. Une étroite lisière qui
courait jusqu’à une distance très-peu considérable sur les deux
rives de l’Hudson, une autre ceinture pareille d’environ cinquante
milles de longueur sur les bords de la Mohawk, les îles de Nassau
et de Staten, et un petit nombre d’établissements isolés près de
quelques ruisseaux, composaient tout le territoire habité par une
population qui ne s’élevait pas à deux cent mille âmes. Pendant le
court espace de temps que nous venons d’indiquer, cette population
s’est répandue sur cinq degrés de latitude et sept de longitude, et
elle monte aujourd’hui à près de quinze cent mille habitants
[9] qui vivent dans l’abondance, et peuvent
envisager des siècles dans l’avenir, sans avoir à craindre que leur
territoire devienne insuffisant pour leur postérité.
Notre histoire commence en 1793, environ sept
ans avant la formation d’un de ces premiers établissements qui ont
effectué dans la force et la situation de cet État le changement
presque magique dont nous venons de parler.
On était à la fin de décembre, la soirée était
froide, mais belle, et le soleil était près de se coucher, quand un
sleigh [10]
La plupart des traîneaux d’Amérique sont
élégants, quoique la mode en soit beaucoup diminuée par
l’amélioration du climat, provenant du défrichement des
forêts.] vint gravir lentement une des montagnes du pays dont
nous venons de faire la description. Le jour avait été pur pour la
saison, et l’atmosphère n’avait été chargée que de deux ou trois
gros nuages que les derniers rayons du soleil, réfléchis par la
masse de neige qui couvrait la terre, diapraient de brillantes
couleurs. La route, tournant sur les flancs de la montagne, était
soutenue d’un côté par une fondation de troncs d’arbres entassés
les uns sur les autres, jusqu’à une profondeur de plusieurs pieds,
tandis que de l’autre on avait creusé dans le roc un passage de
largeur suffisante pour le peu de voyageurs qui la fréquentaient à
cette époque. Mais tout ce qui ne s’élevait pas à plusieurs pieds
au-dessus de la terre était alors enseveli sous une couche profonde
de neige, et l’on ne distinguait le chemin que parce que la neige,
battue sous les pieds des chevaux et des piétons, offrait un
sentier de deux pieds plus bas que toute la surface qui
l’environnait. Dans la vallée que l’œil découvrait à plusieurs
centaines de pieds, on avait fait un défrichement considérable, et
l’on y voyait toutes les améliorations qui annoncent un nouvel
établissement. Les flancs de la montagne avaient même été préparés
pour être mis en culture jusqu’à l’endroit où la route se
détournait pour entrer dans une plaine située presque au même
niveau ; mais une forêt en couvrait encore toute la partie
supérieure, et s’étendait ensuite fort loin.
Les beaux chevaux bais attelés au sleigh
étaient presque entièrement couverts du givre qui remplissait
l’atmosphère de particules brillantes. Leurs naseaux répandaient
des nuages de fumée. Tout ce qu’on apercevait, de même que
l’accoutrement des voyageurs, annonçait la rigueur de l’hiver dans
ces régions montagneuses. Les harnais, d’un noir mat, bien
différent du vernis brillant qu’on emploie aujourd’hui, étaient
garnis de boucles et d’énormes plaques de cuivre jaune qui
brillaient comme de l’or aux rayons obliques du soleil couchant. De
grosses selles, ornées de clous à tête ronde, de même métal, et
d’où partait une couverture de drap qui descendait sur une partie
de la croupe, des flancs et du poitrail des chevaux, soutenaient
des anneaux en fer par où passaient les rênes. Le conducteur, jeune
nègre, qui paraissait avoir environ vingt ans, et d’un teint
lustré, était bigarré par le froid, et ses grands yeux brillants
laissaient échapper des gouttes d’une eau qui prenait sa source
dans la même cause. Sa physionomie offrait pourtant un air de bonne
humeur, car il pensait qu’il allait arriver chez son maître, y
trouver un bon feu, et jouir de la gaieté qui ne manque jamais
d’accompagner les fêtes de Noël.
Le sleigh était un de ces grands, commodes et
antiques traîneaux qui pourraient recevoir une famille tout
entière ; mais il ne s’y trouvait alors que deux personnes.
L’extérieur en était peint en vert pâle, et l’intérieur en rouge
foncé, sans doute pour donner au moins une idée de chaleur dans ce
froid climat. Il était couvert de tous côtés de peaux de buffle,
doublées en drap rouge, et les voyageurs avaient sous les pieds des
peaux semblables, et d’autres encore pour s’envelopper les jambes.
L’un était un homme de moyen âge, l’autre une jeune fille en qui
l’on commençait à voir la femme presque formée. Le premier était de
grande taille ; mais les précautions qu’il avait prises contre
le froid ne laissaient apercevoir sa personne que
très-imparfaitement. Une grande redingote doublée en fourrure lui
couvrait tout le corps, à l’exception de la tête, sur laquelle il
portait un bonnet de martre doublé de maroquin, dont les côtés
étaient taillés de manière à pouvoir se rabattre sur les oreilles,
et assujettis par un ruban noir noué sous son menton. Au milieu de
cet accoutrement on distinguait des traits nobles et mâles, et
surtout de grands yeux bleus qui annonçaient l’intelligence, la
gaieté et la bienveillance. Quant à sa compagne, elle était
littéralement cachée sous la multitude des vêtements qui la
couvraient. Lorsqu’une redingote de drap doublée en flanelle, et
dont la coupe prouvait évidemment qu’elle avait été destinée à un
individu de l’autre sexe, venait à s’entr’ouvrir, on apercevait une
douillette de soie serrée contre sa taille par des rubans. Un grand
capuchon de soie noire, piqué en édredon, était rabattu sur son
visage, de manière à ne laisser que l’ouverture nécessaire pour la
respiration, et pour faire entrevoir de temps en temps des yeux du
plus beau noir, pleins de feu et de vivacité.
Le père et la fille (car telle était la
relation respective de nos deux voyageurs) étaient trop occupés de
leurs réflexions pour interrompre le silence qui régnait autour
d’eux, et que le sleigh, en roulant lentement sur la neige,
n’interrompait par aucun bruit. Le père songeait à l’épouse qui,
quatre ans auparavant, avait serré contre son sein cette fille
unique et tendrement chérie, en consentant, non sans regrets,
qu’elle fût envoyée à New-York pour y jouir des ressources que
cette ville présentait pour l’éducation.
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