Quelques mois après, la
mort l’avait privé de la compagne qui embellissait sa solitude, et
cependant il n’avait pas voulu y rappeler sa fille avant qu’elle
eût le temps de profiter des leçons de toute espèce qu’elle
recevait dans la pension où il l’avait placée. Les pensées
d’Élisabeth étaient moins mélancoliques. Elle s’occupait à
considérer tous les changements survenus depuis son départ dans les
environs de l’habitation de son père, et cette vue lui causait
autant d’étonnement que de plaisir.
La montagne le long des flancs de laquelle ils
voyageaient alors était couverte de pins, dont les troncs
atteignaient la hauteur de soixante-dix à quatre-vingts pieds avant
de se garnir d’aucune branche ; étendant alors leurs bras en
diverses lignes horizontales, ils offraient aux yeux un feuillage
d’un vert noirâtre qui contrastait singulièrement avec la blancheur
de la neige qui tapissait la terre. Les voyageurs ne sentaient
aucun vent, et cependant la cime des pins était agitée, et leurs
branches faisaient entendre un bruit sourd parfaitement d’accord
avec le reste de la scène.
Tout à coup de longs aboiements se firent
entendre dans la forêt, et sur-le-champ Marmaduke Temple (c’est le
nom de notre voyageur) oubliant le sujet de ses méditations, quel
qu’il pût être, cria au conducteur :
– Arrête, Aggy, arrête ! c’est le
vieux Hector qui aboie. J’en suis sûr ; je le reconnaîtrais
entre mille. Bas-de-cuir [11]
aura profité de ce beau jour pour se mettre en chasse, et il faut
que ses chiens aient débusqué quelque daim. Allons, Bess [12], si vous avez le courage de soutenir le
feu, je vous promets de la venaison pour votre dîner du jour de
Noël.
Le nègre arrêta ses chevaux, et se mit à se
battre les bras contre son corps pour rétablir la circulation du
sang dans ses doigts glacés ; son maître sauta légèrement sur
la neige, qui ne céda que d’un pouce ou deux sous le poids de son
corps. Un grésil très-fort, qui était tombé la veille, avait formé
une sorte de croûte sur la neige ; et celle qui était survenue
dans la matinée n’avait pas plus d’épaisseur.
Avant de quitter le sleigh, Marmaduke avait
saisi à la hâte un fusil de chasse placé au milieu d’une foule de
malles, de boîtes et de cartons contenant le bagage de sa fille. Il
s’était débarrassé d’une paire de gros gants fourrés qui en
couvraient une autre paire en peau bordée de fourrure ; et
après avoir examiné l’amorce, il s’avançait vers le bois, quand il
vit un beau daim le traverser, à portée de fusil. La course de
l’animal était aussi rapide que son apparition avait été
subite ; mais le voyageur était un chasseur trop exercé pour
être déconcerté par l’une ou l’autre de ces circonstances. Appuyant
son fusil contre son épaule, il lâcha son coup, et cependant le
daim n’en continua pas moins sa course avec rapidité. Il traversait
la route, quand une seconde explosion se fit entendre, et au même
instant on le vit faire un bond en l’air et s’élever à une hauteur
prodigieuse ; mais un troisième coup de feu le renversa mort
sur la neige. Le chasseur invisible qui venait de l’abattre poussa
un cri de triomphe, et deux hommes cachés jusqu’alors derrière deux
troncs d’arbre, où il était évident qu’ils s’étaient postés pour
attendre le daim au passage, se montrèrent aux yeux des
voyageurs.
– C’est vous, Natty ? s’écria
M. Temple tout en s’avançant vers le daim, tandis que le
chariot suivait à pas lents ; si j’avais su que vous fussiez
en embuscade, je n’aurais pas tiré. Mais en reconnaissant la voix
du vieux Hector, je n’ai pas été maître de mon ardeur ; je ne
sais pourtant pas trop si c’est moi qui ai abattu le gibier.
– Non, non, monsieur le juge, répondit le
chasseur avec un air de satisfaction maligne, vous n’avez fait que
brûler votre poudre pour vous réchauffer le nez par cette froide
soirée. Vous imaginez-vous abattre un daim en pleine croissance,
ayant Hector et la chienne à ses trousses, avec un fusil à tuer des
moineaux ? Il ne manque pas de faisans dans les bois, et une
foule de petits oiseaux vont chercher des miettes de pain jusqu’à
votre porte. Vous pouvez en tuer de quoi faire un pâté tous les
jours, si bon vous semble ; mais, quand vous voudrez abattre
un daim, je vous conseille de prendre un fusil à long canon, et
d’employer pour bourre du cuir bien graissé, sans quoi vous perdrez
plus de poudre que vous n’emplirez d’estomacs.
En prononçant ces derniers mots, il passa le
revers de sa main sur sa grande bouche, comme s’il eût voulu cacher
le sourire ironique qui s’y peignait.
– Mon fusil écarte bien, Natty, répondit
M. Temple d’un air de bonne humeur, et ce ne serait pas la
première fois qu’il aurait abattu un daim. Il était chargé de
chevrotines, et vous voyez que l’animal a reçu deux
blessures ; l’une au cou et l’autre au cœur ; or rien ne
prouve que mon fusil n’ait pas fait l’une des deux.
– N’importe qui l’ait tué, dit Natty en
fronçant les sourcils, je présume qu’il est destiné à être
mangé ; et, tirant un grand couteau d’une gaine de cuir passée
dans sa ceinture, il coupa la gorge de l’animal.
– Il est percé, de deux balles,
ajouta-t-il ; mais je voudrais bien savoir s’il n’a pas été
d’abord tiré deux coups ; et vous conviendrez vous-même, juge,
qu’il n’est tombé qu’au troisième. Or ce troisième a été lâché, par
une main plus sûre et plus jeune que la vôtre et la mienne. Quant à
moi, quoique je sois un pauvre homme, je puis fort bien vivre sans
venaison, mais, dans un pays libre, je n’aime pas à renoncer à mes
droits, quoique, de la manière dont vont les choses, c’est la force
qui fait souvent le droit ici tout aussi bien que dans l’ancien
Monde.
Il parlait ainsi avec un air de sombre
mécontentement, mais il jugea prudent de baisser la voix à la
dernière phrase ; il la prononça entre les dents, comme un
chien qui gronde quand il n’ose aboyer.
– Je ne dispute que pour l’honneur,
Natty, reprit Marmaduke avec une tranquillité imperturbable. Que
peut valoir ce daim ? quelques dollars. Mais l’honneur de
l’avoir tué, voilà ce qui est inappréciable. Quel plaisir j’aurais
à triompher ainsi de ce mauvais plaisant Richard Jones, qui s’est
déjà mis en chasse sept fois cette saison, et qui n’a encore
rapporté qu’une bécasse et quelques écureuils gris ?
– Ah ! juge, s’écria Natty avec un
soupir de résignation plaintive, grâce à vos défrichements et à vos
améliorations, le gibier n’est pas facile à trouver, maintenant.
J’ai vu le temps où j’ai tué dans une saison treize daims et je ne
sais combien de faons, sans quitter le seuil de ma, porte ; et
si je voulais un jambon d’ours, je n’avais qu’à veiller une nuit de
clair de lune, et j’étais sûr d’en tuer un à travers les
intervalles que laissaient entre elles les solives de ma cabane. Je
n’avais pas peur de m’endormir, les hurlements des loups y
mettaient bon ordre. Voyez, mon vieux Hector, ajouta-t-il en
caressant un grand chien à poil bigarré de jaune, ayant le ventre
et les pattes blanches, et qui était soudain accouru à lui,
accompagné de la chienne dont il avait parlé ; ce sont les
loups qui lui ont fait la blessure dont il lui reste cette large
cicatrice, la nuit qu’ils vinrent pour enlever la venaison que
j’avais suspendue au haut de ma cheminée pour l’enfumer. C’est un
chien qui mérite plus de confiance que bien des chrétiens, car il
n’oublie jamais un ami, et il aime la main qui lui donne son
pain.
Il y avait dans le ton et dans les manières de
ce vieux chasseur, quelque chose de singulier qui attira sur lui
toute l’attention d’Élisabeth du moment qu’elle l’aperçut. C’était
un homme fort, grand, et dont la maigreur semblait ajouter encore
aux six pieds de sa taille [13]. Un
bonnet de peau de renard couvrait sa tête, garnie d’un reste de
cheveux gris ; son visage était creusé par la maigreur, et
cependant tout annonçait en lui une santé robuste et florissante.
Le froid et le grand air avaient donné à toute sa figure, une
couleur rouge uniforme ; ses yeux gris brillaient sous de gros
sourcils grisonnant de même que ses cheveux ; son cou nerveux
était nu et brûlé comme ses joues ; cependant un bout de
collet qui retombait sur ses vêtements prouvait qu’il portait une
chemise de toile à carreaux du pays. La coupe de son habit aurait,
paru extraordinaire à quiconque n’aurait pas su qu’il était
lui-même son tailleur : c’était une peau de daim garnie de ses
poils, et assujettie autour de son corps par une ceinture
semblable. Ses, culottes étaient de même étoffe, et il n’avait
d’autres bas que des espèces de guêtres, aussi de peau de daim,
dont le poil était tourné en dedans, et qui lui remontaient
au-dessus des genoux. C’était, cette partie de son costume qui lui
avait fait donner par les colons, le sobriquet de
Bas-de-Cuir.
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