Son épaule gauche soutenait un baudrier
pareil au reste de ses vêtements, auquel était suspendue une énorme
corne de bœuf grattée si mince, qu’on voyait au travers la poudre à
tirer qu’elle contenait : des deux extrémités, la plus, large
était bouchée en bois, et l’autre se fermait par un bouchon de
liège. Une gibecière, ou pour mieux dire une poche de cuir,
attachée par-devant, contenait le reste de ses munitions. En,
finissant de parler, il y prit une petite mesure en fer, la remplit
de poudre, et se mit à recharger son long fusil, dont le canon,
tandis que la crosse reposait sur-la neige, s’élevait presque à la
hauteur de son bonnet.
Pendant ce temps, M. Temple examinait les
deux blessures du daim, et il s’écria, sans faire attention à la
mauvaise humeur du vieux chasseur :
– Je voudrais, Natty, établir mes droits
à l’honneur de cette capture ; bien certainement, si c’est moi
qui ai fait à ce daim cette blessure au cou, elle suffisait pour
l’abattre, et celle au cœur était ce que nous appelons un acte de
subrogation.
– Vous pouvez lui donner tel nom savant
qu’il vous plaira, juge, répondit Natty (et, faisant passer la
crosse de son fusil vers son talon gauche, il prit dans sa poche de
peau un morceau de cuir graissé, et le fit entrer dans le canon
pour servir de bourre), mais il est plus aisé d’y trouver un nom
que de tuer un daim à l’instant où il bondit ; et, comme je
vous le disais, c’est une main plus jeune et plus sûre que la
mienne et la vôtre qui a tué celui-ci.
– Eh bien ! l’ami, dit Marmaduke en
se tournant vers le compagnon de Natty, voulez-vous que nous
jetions ce dollar en l’air pour voir à qui appartiendra l’honneur
d’avoir abattu ce daim ? Si vous perdez, la pièce sera pour
vous, à titre de consolation. Que dites-vous à cela ?
– Je dis que j’ai tué le daim, répondit
le jeune homme avec un peu de hauteur, en s’appuyant sur un long
fusil semblable à celui de Natty.
– Vous êtes deux contre un, dit le juge
en souriant, et vous avez pour vous la majorité des voix, comme
nous le disons sur les bancs ; car ni Aggy ni Bess n’ont le
droit de voter, puisque l’un est esclave et l’autre mineure :
ainsi je dois prononcer moi-même ma condamnation. Mais vous me
vendrez ce daim, et je ferai une bonne histoire sur la manière dont
il a été tué.
– Je ne puis vendre ce qui ne
m’appartient pas, dit Natty, prenant un peu du ton de fierté de son
compagnon. J’ai vu des daims courir des jours entiers avec une
balle dans le cou, et je ne suis pas de ceux qui veulent priver un
homme de ses droits légitimes.
– Vous tenez terriblement à vos droits
par une soirée si froide, Natty, répliqua le juge avec une bonne
humeur invincible ; mais dites-moi, jeune homme, voulez-vous
trois dollars pour renoncer à ce daim ?
– Déterminons d’abord, à notre
satisfaction mutuelle, la question de savoir à qui il doit
appartenir, répondit le jeune chasseur avec une fermeté
respectueuse, mais en se servant de termes qui ne semblaient pas
d’accord avec sa condition apparente. De combien de chevrotines
votre fusil était-il chargé ?
– De cinq, Monsieur, dit le juge avec
gravité, un peu surpris des manières de ce jeune homme. N’en est-ce
pas assez pour tuer un daim ?
– Une seule suffirait, répliqua le jeune
chasseur en s’avançant du côté du bois. Vous savez que vous avez
seul tiré dans cette direction. Ayez la bonté d’examiner cet arbre,
vous y trouverez quatre balles.
M. Temple vit les quatre marques toutes
fraîches faites à l’écorce du pin, et secouant la tête, il lui dit
en souriant : – Vous plaidez contre vous, mon jeune
avocat ; où est la cinquième ?
– Ici, répondit le jeune chasseur en
entr’ouvrant son manteau, et en montrant un trou de balle à son
habit, et son épaule couverte de sang.
– Juste ciel ! s’écria
M. Temple, je m’amuse ici à une babiole, tandis qu’un de mes
semblables que j’ai eu le malheur de blesser ne laisse pas même
échapper un murmure ! Dépêchez-vous, jeune homme, montez dans
mon sleigh ; il y a un chirurgien à un mille d’ici, je vous
ferai soigner à mes frais ; vous resterez chez moi jusqu’à ce
que votre blessure soit guérie, et aussi longtemps qu’il vous
plaira ensuite.
– Je vous remercie de vos bonnes
intentions, Monsieur ; mais je ne puis accepter vos offres.
J’ai un ami qui serait inquiet s’il apprenait que je suis blessé et
loin de lui. D’ailleurs cette blessure est légère, je sens que la
balle n’a pas touché l’os. Je présume maintenant que vous
reconnaissez mes droits à cette venaison.
– Si je les reconnais ! je vous
donne, dès ce moment, le droit de chasser à jamais le daim, l’ours,
et tout ce que vous voudrez dans mes forêts. Bas-de-Cuir
est le seul à qui j’aie accordé le même privilège, et le temps
arrive où il ne sera pas à dédaigner. Mais j’achète votre daim, et
voici de quoi payer votre coup de fusil et le mien.
En même temps il tira de sa poche un
portefeuille, y prit un billet de banque plié en quatre, et le
présenta au jeune homme.
Pendant ce temps, Natty se redressa d’un air
de fierté, et murmura à demi-voix : – Il y a dans le pays des
gens assez âgés pour dire que Natty Bumppo avait le droit de chasse
sur ces montagnes avant que Marmaduke Temple eût celui de défense.
Qui a jamais entendu parler d’une loi qui défende à un homme de
tuer un daim quand il en a envie ? On ferait mieux d’en faire
une pour défendre de se servir de ces maudits petits fusils qui
éparpillent le plomb de manière qu’on ne sait jamais où il ira.
Sans faire attention au soliloque de Natty, le
jeune homme fit une inclination de tête à M. Temple, et lui
dit : – Je vous prie de m’excuser, Monsieur, mais j’ai besoin
de cette venaison.
– Mais voilà de quoi acheter bien des
daims, prenez, je vous en prie, s’écria le juge. Et se penchant à
son oreille, il ajouta à voix basse : C’est un billet de cent
dollars.
Le jeune homme sembla hésiter un instant,
mais, malgré les vives couleurs que le froid avait répandues sur
ses joues, on le vit aussitôt rougir de dépit d’avoir montré un
moment d’incertitude, et il refusa de nouveau.
Élisabeth, se levant alors, s’approcha du bord
du sleigh, et rejetant son capuchon en arrière, sans s’inquiéter de
la rigueur du froid, elle s’écria :
– Sûrement, jeune homme ;
certainement, Monsieur, vous ne voudriez pas affliger mon père au
point de l’obliger à laisser ici un de ses semblables qu’il a
blessé sans le vouloir. Je vous supplie de venir avec nous, et de
consentir que nous vous fassions donner les secours dont vous avez
besoin.
Soit que sa blessure le fît souffrir
davantage, soit qu’il trouvât quelque chose d’irrésistible dans le
ton, les manières et la figure de la jeune fille qui plaidait ainsi
pour la sensibilité de son père, le blessé sembla retomber dans
l’irrésolution. On aurait dit qu’il lui en coûtait beaucoup pour
accepter cette offre, et que cependant il ne pouvait se décider à
la refuser ; son air de hauteur commençait à s’adoucir
beaucoup. M. Temple, voyant son indécision, le prit par la
main avec bonté, et le pressa de nouveau de monter dans son
sleigh.
– Vous ne pouvez trouver de secours plus
près qu’à Templeton [14], lui
dit-il, car il y a trois grands milles d’ici à la cabane de Natty.
Venez, venez, mon jeune ami, et j’enverrai chercher le docteur pour
examiner votre épaule. Natty se chargera de tranquilliser votre
ami, et vous retournerez chez vous dès demain, si vous le
désirez.
Le jeune homme réussit à retirer sa main de
celle de Marmaduke, qui la serrait fortement, mais il avait
toujours les yeux fixés sur Élisabeth, dont les traits enchanteurs
secondaient avec une éloquence muette mais irrésistible, les
instances de son père.
Pendant ce temps, Natty était appuyé sur son
long fusil, la tête penchée de côté, dans l’attitude d’un homme qui
réfléchit profondément, et se relevant tout à coup, comme s’il
venait de prendre une détermination : –. Je crois, après tout,
dit-il à son compagnon, que le plus sage est d’aller à
Templeton ; car si la balle est restée dans la, plaie, ma main
n’est plus assez sûre pour travailler la chair humaine comme cela
m’est arrivé autrefois. Il y a environ trente ans, pendant
l’ancienne guerre, quand je servais sous sir William, je fis
soixante-dix milles seul, dans un désert ayant une balle dans la
cuisse, et je l’en retirai moi-même, avec mon couteau. L’Indien
John s’en souvient fort bien, car ce fut à cette époque que je fis
connaissance avec lui.
Incapable de résister plus longtemps aux
instances réitérées du père et de la fille, le jeune chasseur se
laissa enfin déterminer à monter dans le sleigh. Le nègre, aidé par
son maître, y jeta le daim sur les bagages, et, dès que les
voyageurs furent assis, M. Temple invita Natty à y prendre
place aussi.
– Non, non, répondit le vieillard, j’ai
affaire à la maison. Emmenez ce jeune homme, et que le docteur
examine son épaule. Quand il ne ferait que retirer la balle, c’est
tout ce qu’il faut ; car je connais des herbes qui guériront
la blessure plus vite que tous ses onguents. Mais quand j’y pense,
si par hasard vous rencontrez l’Indien John dans les environs du
lac, vous ferez bien de le prendre avec vous, pour qu’il prête la
main au docteur, car, tout vieux qu’il est, il a d’excellentes
recettes pour les contusions et les blessures.
– Arrêtez, arrêtez ! s’écria le
jeune homme en tenant le bras du nègre qui s’apprêtait à fouetter
ses chevaux pour les faire partir ; Natty ne dites, ni que
j’ai été blessé, ni où je vais. Souvenez-vous-en bien.
– Fiez-vous-en au vieux
Bas-de-Cuir, répondit Natty en lui adressant un coup d’œil
expressif ; il n’a pas vécu quarante ans dans les déserts sans
avoir appris à retenir sa langue. Fiez-vous à moi, jeune homme, et
n’oubliez pas le vieil Indien John, si vous le rencontrez.
– Et dès que la balle sera extraite,
ajouta le jeune chasseur, je retournerai chez vous, et je vous
rapporterai un quartier du daim pour dîner le jour de Noël.
Il fut interrompu par Natty, qui, mettant un
doigt sur sa bouche pour lui imposer silence, avança doucement sur
le bord de la route, les yeux fixés sur le sommet d’un pin. Armant
son fusil, et reculant le pied droit, il appuya son arme sur son
épaule et en dirigea le bout vers les dernières branches de
l’arbre. Ce mouvement attira les regards des voyageurs assis dans
le sleigh, qui découvrirent bientôt le but que Natty se proposait
d’atteindre.
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