C’était un oiseau de la grosseur d’une volaille ordinaire, qui, le corps placé derrière le tronc du pin, ne laissait voir que sa tête et son cou. Le coup partit, et l’oiseau tomba sur la neige au pied de l’arbre.

– Tout beau, Hector ! tout beau, vieux coquin ! cria Natty à son chien qui s’élançait sur sa proie, et qui, à la voix de son maître, revint sur-le-champ se coucher à ses pieds. Il rechargea fort tranquillement son fusil ; après quoi, ayant ramassé son gibier, il montra l’oiseau sans tête aux voyageurs.

– Voilà qui vaudra mieux que de la venaison pour le dîner de Noël d’un vieillard, s’écria-t-il. Eh bien ! juge, croyez vous qu’un de vos fusils de chasse abattrait ainsi un oiseau, sans lui toucher une plume ? Il ouvrit la bouche dans toute sa largeur pour rire d’un air de triomphe ; mais sa manière de rire était singulière, et ne produisait d’autre bruit qu’une espèce de sifflement qui partait de son gosier, comme si sa respiration eût été gênée. – Adieu, jeune homme, ajouta-t-il, n’oubliez pas l’Indien John ; ses herbes valent mieux que tous les onguents des docteurs.

À ces mots, il se détourna et s’enfonça dans la forêt, avançant à pas précipités, de sorte qu’on n’aurait pu dire s’il marchait ou s’il trottait. Le sleigh se mit aussi en marche. Les voyageurs le suivirent des yeux pendant quelques instants ; mais bientôt le sleigh ayant pris une autre direction, Bas-de-Cuir disparut à leurs regards, ainsi que les deux chiens qui l’accompagnaient.

Chapitre 2

 

Tous les lieux que visite l’œil du ciel sont, pour un sage, des ports heureux et des baies sûres : ne dites pas que c’est le roi qui vous a banni, mais que c’est vous qui avez banni le roi.

SHAKSPEARE. Richard II.

Environ cent vingt ans avant l’époque à laquelle se rattache le commencement de notre histoire, un des ancêtres de Marmaduke Temple était venu s’établir en Pennsylvanie, à la suite de l’illustre fondateur de cette colonie [15], dont il était l’ami et dont il partageait les opinions religieuses. L’ancien Marmaduke (car ce prénom formidable semble avoir été adopté par toute sa race) avait réalisé, en partant d’Angleterre, une fortune assez considérable. Il devint propriétaire, en Amérique, de plusieurs milliers d’acres de territoire inhabité qu’il fallait mettre en valeur, et il eut à pourvoir aux besoins d’un grand nombre d’émigrants qui ne comptaient que sur lui pour exister. Après avoir vécu, respecté pour sa piété, revêtu des premiers emplois de l’établissement, et dans l’abondance de toutes les bonnes choses de ce monde, il s’endormit du sommeil des justes, précisément assez à temps pour ne pas s’apercevoir qu’il mourait pauvre ; sort partagé par la plupart de ceux qui transportèrent ainsi leur fortune dans ces nouvelles colonies.

L’importance d’un émigrant dans ces provinces se mesurait généralement par le nombre de personnes blanches qui étaient à son service, par celui des nègres qu’il occupait, et par la nature des emplois qui lui étaient confiés ; on doit en conclure que celle dont jouissait le personnage dont nous venons de parler était assez considérable.

C’est une remarque assez curieuse à faire, qu’à très-peu d’exceptions près, tous ceux qui sont arrivés opulents dans nos colonies sont tombés peu à peu dans la misère, tandis que ceux qui leur étaient subordonnés s’élevaient graduellement à l’opulence. Accoutumé à l’aisance, et peu capable de lutter contre les embarras et les difficultés qu’offre toujours une société naissante, le riche émigrant avait peine à soutenir son rang par la supériorité de ses connaissances et de sa fortune ; mais du moment qu’il était descendu dans la tombe, ses enfants, indolents et peu instruits, se trouvaient obligés de céder le pas à l’industrie plus active d’une classe que la nécessité avait forcée à faire de plus grands efforts. Tel est le cours ordinaire des choses, même dans l’état actuel de l’Union américaine ; mais ce fut ce qui arriva surtout dans les colonies paisibles et peu entreprenantes de la Pennsylvanie et de New-Jersey.

La postérité de Marmaduke ne put échapper au sort commun de ceux qui comptaient sur leurs moyens, acquis plutôt que sur leur industrie ; et à la troisième génération, ils étaient tombés à ce, point au-dessous duquel, dans cet heureux pays, il est difficile à l’intelligence, à la probité et à l’économie, de déchoir. Le même orgueil de famille qui, nourri par l’indolence, avait contribué à leur chute, devint alors un principe qui les excita à faire des efforts, pour se relever et pour recouvrer l’indépendance ; la considération, et peut-être la fortune de leurs ancêtres. Le père, de nôtre nouvelle connaissance, le juge, fut le premier à remonter l’échelle de la société, et il fut aidé, par un mariage qui lui fournit le moyen de donner à son fils une éducation meilleure que celle qu’il aurait pu recevoir dans les écoles ordinaires de la Pennsylvanie.

Dans la pension [16] où la fortune renaissante de son père avait permis à celui-ci de le placer, le jeune Marmaduke contracta une amitié intime avec un jeune homme dont l’âge était à peu près égal au sien. Cette liaison eut pour lui des suites fort heureuses, et lui aplanit le chemin vers son élévation future.

Les, parents d’Édouard Effingham non seulement étaient fort riches, mais jouissaient d’un grand crédit. Ils étaient d’une de ces familles, en très-petit nombre dans les États-Unis, qui regardaient le commerce comme une dégradation, et qui ne sortaient de la vie privée que pour présider aux conseils de la. Colonie, ou pour porter les armes pour sa défense. Le père d’Édouard était entré au service dès sa première jeunesse, mais, il y a soixante ans, on n’obtenait pas un avancement aussi rapide qu’aujourd’hui dans les armées de la Grande-Bretagne. On passait, sans murmurer, de longues années dans des grades inférieurs, et l’on n’en était dédommagé que par la considération qu’on accordait au militaire. Quand donc, après quarante ans, le père de l’ami de Marmaduke se retira avec le grade de major, et qu’on le vit maintenir un établissement splendide, il n’est pas étonnant qu’il fût regardé comme un des principaux personnages de sa colonie, qui était celle de New-York. Après avoir refusé l’offre qui lui fut faite, par le ministère anglais, de la demi-paie, ou d’une pension, pour le récompenser des services qu’il avait rendus, et que son âge ne lui permettait plus de rendre, il refusa même divers emplois civils honorifiques et lucratifs par suite d’un caractère chevaleresque qui le portait à l’indépendance et qu’il avait conservé toute sa vie.

Cet acte de désintéressement patriotique fut bientôt suivi d’un trait de munificence privée, qui, s’il n’était pas d’accord avec la prudence, l’était du moins avec son intégrité et sa générosité naturelle. Son fils Édouard, seul enfant qu’il eût jamais eu, ayant fait un mariage qui comblait tous les vœux de son père, le major se démit en sa faveur de la totalité de ses biens ; sa fortune consistait en une somme considérable placée dans les fonds publics, en une maison à New-York, en une autre à la campagne, en plusieurs fermes dans la partie habitée de la colonie, et en une vaste étendue de terre dans la partie qui ne l’était pas encore ; le père ne se réserva absolument rien pour lui même, et n’eut plus à compter que sur la tendresse de son fils.

Quand le major Effingham avait refusé les offres libérales du ministère, tous ceux qui briguent les faveurs de la cour l’avaient soupçonné de commencer à radoter ; mais quand on le vit se mettre ainsi dans une dépendance absolue de son fils, personne ne douta plus qu’il ne fût tombé dans une seconde enfance. Ce fait peut servir à expliquer la rapidité avec laquelle il perdit son importance ; et, s’il avait pour but de vivre dans la solitude, le vétéran vit combler ses souhaits. Mais quelque opinion, que le monde se fût formée de cet acte soit de folie, soit d’amour paternel, le major n’eut pourtant jamais à s’en repentir ; son fils répondit toujours à la confiance que lui avait montrée son père, et se conduisit à son égard comme s’il n’avait été qu’un intendant à qui il aurait eu confié l’administration de ses biens.

Dès qu’Édouard Effingham se trouva en possession de sa fortune, son premier soin fut de chercher son ancien ami Marmaduke, et de lui offrir toute l’aide qu’il était alors en son pouvoir de lui donner.

Cette offre venait à propos pour notre jeune Pennsylvanien ; car les biens peu considérables de Marmaduke ayant été partagés après sa mort entre ses nombreux enfants, il ne pouvait guère espérer d’avancer facilement dans le monde, et, tout en se sentant les facultés nécessaires pour y réussir, il voyait que les moyens lui manquaient. Il connaissait parfaitement le caractère de son ami, et rendait justice à ses bonnes qualités sans s’aveugler sur ses faiblesses. Effingham était naturellement confiant et indolent, mais souvent impétueux et indiscret. Marmaduke était doué d’une vive pénétration, d’une égalité d’âme imperturbable, et avait un esprit aussi actif qu’entreprenant. Dès le premier mot qu’Édouard lui dit à ce sujet, il conçut un projet dont le résultat devait être également avantageux pour tous deux, et son ami l’adopta sur-le-champ. Toute la fortune mobilière de M. Effingham fut placée entre les mains de Marmaduke Temple, et servit à établir une maison de commerce dans la capitale de la Pennsylvanie. Les profits devaient se partager par moitié, mais le nom d’Effingham ne devait paraître en rien, car il avait un double motif pour désirer que cette société restât secrète. Il avoua franchement le premier à Marmaduke, mais il garda l’autre profondément caché dans son sein : c’était l’orgueil.