L’idée
de montrer au monde le descendant d’une famille militaire occupé
d’opérations commerciales, et en retirant un profit, même
indirectement, lui était insupportable, et il aurait cru être
déshonoré à jamais si ce fait était parvenu à la connaissance du
public.
Mais, à part ce motif d’amour-propre, il en
avait un autre pour désirer que cette liaison restât ignorée de son
père. Indépendamment des préjugés du major contre le commerce, il
avait une antipathie prononcée contre les Pennsylvaniens, parce
qu’étant un jour détaché avec une partie de son régiment sur les
frontières de la Pennsylvanie pour mettre obstacle aux progrès de
Français unis à quelques tribus indiennes, il n’avait pu réussir à
faire prendre les armes aux paisibles quakers qui habitaient cette
province. Aux yeux d’un militaire, c’était une faute impardonnable.
Il combattait pour leur défense et pour éloigner l’ennemi de leurs
foyers, et eux, bien loin d’y concourir, ils le laissaient sans
secours devant des forces supérieures. Il fut pourtant
victorieux ; mais la victoire lui coûta cher, et il ne ramena
au quartier-général qu’une poignée de braves qui avaient combattu
sous ses ordres. Aussi ne pardonna-t-il jamais à ceux qui l’avaient
exposé seul au danger : on avait beau lui dire que ce n’était
nullement leur faute s’il avait été placé sur leurs
frontières : c’était évidemment pour leur intérêt qu’il y
avait été placé ; c’était donc leur devoir religieux,
disait le major, c’était leur devoir religieux de marcher à son
secours.
Jamais le vieux militaire ne fut un admirateur
des paisibles disciples de Fox. Leur vie réglée et leur discipline
sévère leur procuraient un air de santé et une stature
athlétique ; le major ne voyait en eux qu’une vraie faiblesse
morale ; il penchait aussi à croire que là où l’on donne tant
aux formes extérieures de la religion, on ne saurait accorder
beaucoup à la religion elle-même.
Nous n’exprimons ici que l’opinion du major
Effingham sur la religion chrétienne, et nous nous abstenons de la
discuter.
Il n’est donc pas étonnant qu’Édouard, qui
connaissait les sentiments de son père relativement à cette secte,
ne se souciât pas qu’il apprît qu’il avait formé une société avec
un quaker, et qu’il n’en avait exigé d’autre garantie que son
intégrité.
Le père de Marmaduke descendait, avons-nous
dit, d’un coreligionnaire et d’un compagnon de Penn ; mais
ayant épousé une femme qui ne professait pas les mêmes doctrines
religieuses, il n’était pas regardé comme un des zélés de cette
secte. Son fils fut pourtant élevé dans les principes religieux
suivis dans sa colonie ; mais ayant été envoyé pour son
éducation à New-York, où l’on ne professait pas les mêmes opinions,
et ayant ensuite épousé une femme d’une religion différente, les
dogmes de sa secte avaient perdu beaucoup de leur influence sur son
esprit ; cependant, en bien des occasions, on reconnaissait
encore en lui le quaker, à ses manières et à ses discours.
Nous anticipons pourtant un peu sur les
événements, car lorsque Marmaduke Temple entra en société avec
Édouard Effingham, il était encore complètement quaker, du moins
quant à l’extérieur, et c’eût été une épreuve trop dangereuse pour
les préventions et les préjugés du major que de risquer de lui
faire connaître cette association. Elle resta donc dans le plus
profond secret, et ne fut connue que des deux intéressés.
Marmaduke dirigea les opérations commerciales
de sa maison avec une sagacité et une prudence qui les firent
prospérer. Au bout de quelques années, il épousa une jeune personne
qui fut mère d’Élisabeth, et ses affaires devinrent si
florissantes, qu’Édouard, qui lui rendait de fréquentes visites et
qui n’avait qu’à se louer de la justice et de la droiture de son
associé, commençait à songer à lever le voile qui couvrait leur
liaison, quand les troubles qui précédèrent la révolution prirent
un caractère alarmant.
Élevé par son père dans des principes de
soumission absolue à l’autorité, Édouard Effingham, dès l’origine
des querelles entre les colons et la couronne d’Angleterre, avait
soutenu avec chaleur ce qu’il appelait les justes prérogatives du
trône, tandis que le jugement sain et l’esprit indépendant de
M. Temple l’avaient porté à épouser ce qu’il regardait comme
la cause des droits légitimes du peuple. Des impressions de
jeunesse pouvaient avoir influé sur l’esprit de l’un et de
l’autre ; car si le fils d’un brave et loyal militaire croyait
devoir une obéissance aveugle aux ordres de son souverain, le
descendant d’un ami persécuté de Penn pouvait se rappeler avec un
peu d’amertume les souffrances que l’autorité royale avait
accumulées sur ses ancêtres.
Cette différence d’opinions avait fait le
sujet de bien des discussions amicales entre les deux
associés ; mais les choses en vinrent bientôt a un tel point
qu’il aurait été difficile de les continuer sans que l’aigreur s’y
mêlât, et, ne voulant pas que rien pût troubler leur ancienne
amitié, ils convinrent qu’il n’en serait plus question dans leurs
entretiens. Cependant les étincelles de dissension produisirent
bientôt un incendie ; et les colonies, qui prirent alors le
nom d’États-Unis, devinrent un théâtre de guerre pendant plusieurs
années.
Peu de temps avant la bataille de Lexington,
Édouard Effingham, qui avait déjà perdu sa femme, envoya à
Marmaduke Temple ses papiers et ses effets les plus précieux, en le
priant de les lui garder jusqu’à la fin des troubles ; après
quoi il partit d’Amérique, et y laissa son père. Cependant, quand
la guerre, éclata sérieusement, on le vit reparaître à New-York,
portant l’uniforme anglais, et il se mit en campagne à la tête d’un
corps de troupes royales : Marmaduke, au contraire, était
alors complètement engagé dans ce qu’on appelait le parti de la
rébellion ; et il devint impossible aux deux amis d’entretenir
aucunes relations entre eux. Les événements de la guerre forcèrent
M. Temple à envoyer plus avant dans l’intérieur sa femme et sa
fille, ainsi que ses papiers, ses effets les plus précieux, et ceux
que lui avait confiés son ancien ami, afin de les mettre hors de la
portée des troupes royales. Quant à lui, il continua à servir son
pays dans divers emplois civils, qu’il remplit avec autant de
talent que d’intégrité. Mais, tout en se rendant utile à sa patrie,
il ne perdait pas de vue ses intérêts particuliers ; car,
lorsqu’on eut prononcé la confiscation des biens des Américains qui
avaient épousé la cause de l’Angleterre, il reparut dans l’État de
New-York, et y acheta des domaines considérables, qui se vendaient
alors bien au-dessous de leur valeur.
M. Temple avait déjà quitté le commerce,
et lorsque l’indépendance des États-Unis fut établie et reconnue,
il dirigea son industrie vers le défrichement et la mise en valeur
des terres incultes dont il avait acheté une vaste étendue, près
des sources de la Susquehanna. À force d’argent, de soins et de
persévérance, cette entreprise lui réussit parfaitement, et
beaucoup mieux que le climat et un sol coupé de montagnes
n’auraient permis de l’espérer. Il décupla la valeur de cette
propriété, et à l’époque où nous sommes parvenus il passait pour un
des plus riches citoyens des États-Unis, Il n’avait qu’une fille
pour héritière de cette belle fortune, Élisabeth, avec laquelle nos
lecteurs ont déjà commencé à faire connaissance, et il la ramenait
en ce moment de sa pension pour l’établir à la tête d’une maison
qui, depuis plusieurs années, était privée de maîtresse.
Quand le district dans lequel ses biens
étaient situés fut devenu assez peuplé pour être érigé en comté
[17], M. Temple en fut nommé le
principal juge. Ce fait ferait sourire un étudiant en droit
[18] ; mais, indépendamment de
la nécessité qui justifierait seule un pareil choix, M. Temple
possédait un grand fonds de talents, d’expérience et d’équité,
qualités qui attirent toujours le respect. Aussi non seulement ses
jugements ne manquaient-ils jamais d’être d’accord avec la justice,
mais il pouvait même rendre compte de leurs motifs, ce que nous
voudrions qu’on pût dire de tous les juges. Au surplus, tel était
alors l’usage invariable dans tous les nouveaux
établissements ; et l’on y confiait les charges de la
magistrature aux propriétaires qui réunissaient à la fortune une
réputation intacte, des connaissances générales et de l’activité.
Aussi le juge Temple, bien loin d’être placé au dernier rang des
juges des nouveaux comtés, en était universellement reconnu comme
l’un des meilleurs.
Nous terminerons ici cette courte explication
sur l’histoire et le caractère de quelques uns de nos principaux
personnages, et, leur laissant désormais le soin de se peindre par
leurs discours et leurs actions, nous reprendrons le fil interrompu
de notre histoire.
Chapitre 3
Tout ce que tu vois est l’œuvre de la nature
elle-même : ces rochers qui élancent dans l’air leurs fronts
parés de mousse comme les hauteurs crénelées des anciens
temps ; ces vénérables troncs qui balancent lentement leurs
branches abandonnées au souffle des vents d’hiver ; ce champ
de frimas qui brille au soleil, et le dispute en blancheur a un
sein de marbre : et cependant l’homme ose profaner de tels
ouvrages avec son goût grossier, semblable à celui qui ose souiller
la réputation d’une vierge [19]
De tous ces monuments la puissante nature
A créé de ses mains la vaste
architecture ;
Admire ces rochers couronnés de créneaux,
Tels que les sombres tours des antiques
châteaux !
Vois ces chênes noueux dont l’auguste
feuillage
Comme un temple sacré disposait son
ombrage.
Mais l’hiver à son tour a voulu de ses
dons
De ces rois dépouillés parer les nobles
troncs ;
Quand des pales reflets de sa rare lumière
Ce soleil vient soudain frapper leur cime
altière,
On dirait qu’un palais pour le dieu de
l’hiver,
De ses mille piliers embellit le désert.
Faut-il que des mortels la coupable
présence
De ces lieux consacrés profane le
silence ?].
Duo.
Dès que
les chevaux attelés au sleigh se furent remis en marche, Marmaduke
commença à examiner son nouveau compagnon. C’était un jeune homme
de vingt-deux à vingt-trois ans, d’une taille au-dessus de la
moyenne, et des vêtements duquel on n’apercevait qu’une redingote
de gros drap du pays, serrée autour de son corps par une ceinture
de laine tricotée. Lorsqu’il était monté dans le sleigh, après
avoir passivement consenti à se rendre à Templeton, il fronçait les
sourcils, et son air soucieux avait attiré l’attention d’Élisabeth,
qui ne savait comment l’expliquer. L’expression de ses yeux
n’annonçait nullement qu’il fût content de la démarche qu’on
l’avait en quelque sorte forcé à faire ; mais peu à peu ses
traits s’adoucirent ; on put voir qu’il avait une physionomie
intéressante et même prévenante, et il ne lui resta que l’air d’un
homme absorbé dans ses réflexions.
Marmaduke, après l’avoir contemplé quelque
temps avec attention, lui dit enfin en souriant : – Je crois,
mon jeune ami, que la terreur que j’ai éprouvée en voyant que je
vous avais blessé m’a fait perdre la mémoire. Votre figure ne m’est
pas inconnue, et cependant, quand on m’assurerait l’honneur
d’attacher à mon bonnet vingt queues de daim, je ne pourrais dire
quel est votre nom.
– Je ne suis arrivé dans ce comté,
Monsieur, que depuis trois semaines, répondit le jeune homme avec
froideur ; et je crois que vous en avez été absent depuis plus
longtemps.
– Depuis plus d’un mois, répondit le
juge ; mais n’importe, vos traits ne me sont pas étrangers, je
vous ai vu quelque part, quand ce ne serait qu’en songe ; il
faut que cela soit, ou j’ai l’esprit égaré. Qu’en dis-tu,
Bess ? Commencé-je à radoter ? suis-je en état de résumer
une affaire au grand jury, ou, ce qui est en ce moment d’une
nécessité plus pressante, de faire les honneurs de Templeton la
veille de Noël.
– Plus en état de faire l’un et l’autre,
mon père, répondit une voix enjouée sortant de dessous le grand
capuchon de soie noire, que de tuer un daim avec un fusil de
chasse.
Élisabeth se tut, et ajouta ensuite avec un
accent bien différent, après un instant de silence : – Nous
aurons ce soir plus d’une raison pour rendre au ciel des actions de
grâces.
Un sourire un peu dédaigneux se peignit sur
les traits du jeune homme quand il entendit l’espèce de sarcasme
qu’Élisabeth adressait à son père ; mais il prit un air plus
grave quand elle fit la réflexion qui termina son discours.
M. Temple lui-même sembla tout à coup se recueillir, et
s’occuper péniblement de l’idée qu’il s’en était fallu de bien peu
qu’il n’eût ôté la vie à un de ses semblables. Il en résulta
quelque temps un silence profond dans le sleigh.
Le juge ne sortit de ses réflexions qu’à
l’instant où les chevaux, sentant l’écurie, commencèrent à marcher
d’un pas plus rapide. Levant alors la tête, il vit de loin quatre
colonnes d’épaisse fumée s’élever au dessus de ses cheminées. Le
vallon, le village et sa maison s’offrirent en même temps à sa vue,
et il s’écria avec gaieté :
– Regarde, Bess, regarde ! voilà un
lieu de repos pour toute ta vie, – et pour la tienne aussi, jeune
homme, si tu veux consentir à rester avec nous.
Les yeux du jeune homme et ceux de la jeune
fille se rencontrèrent par hasard, tandis que M. Temple, dans
la chaleur de son émotion et au milieu des regrets qu’il éprouvait,
réunissait en quelque sorte sa fille et le jeune inconnu, et pour
si longtemps, dans une destinée commune ; et si, malgré la
rougeur qui couvrit le visage d’Élisabeth, l’expression de fierté
de ses yeux sembla nier qu’il fût possible qu’un étranger, un
inconnu, fût admis à faire partie du cercle domestique de sa
famille, le sourire dédaigneux de celui-ci parut ne pas admettre la
probabilité qu’il y consentît.
Quoique la montagne sur laquelle nos voyageurs
étaient encore ne fût pas précisément escarpée, la descente en
était assez rapide pour exiger toute l’attention du conducteur sur
le chemin, alors fort étroit, qui était bordé d’un côté par des
précipices. Le nègre retenait les rênes de ses coursiers
impatients, et il donna ainsi à Élisabeth le temps d’examiner une
scène que la main de l’homme avait tellement changée en quatre ans
qu’à peine reconnaissait-elle les lieux où elle avait passé son
enfance. Sur la droite une plaine étroite s’étendait à plusieurs
milles vers le nord, ensevelie entre des montagnes de diverses
hauteurs, couvertes de pins, de châtaigniers et de bouleaux.
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