- Elles étaient venues pour voir des
étalages et non pour être enfermées chez un marchand de vins. - Tu
vas venir avec nous, mon vieux canasson, dit Anatole à Auguste? -
Oui, mais il ne pourrait les suivre que jusqu'à l'heure du dîner.
Il fallait qu'il rentrât chez sa mère, malade depuis plusieurs
jours. Quand il eut ajouté qu'il demeurait avec elle, rue du champ-
D'asile, Céline dit: - Ah bien! Puisque Désirée doit retourner à la
maison, pour chauffer le dîner des vieux, vous pourrez partir
ensemble par le tramway. - Les jeunes gens rougirent. En attendant,
comme ils voulaient profiter du temps qui leur restait, ils se
lancèrent de nouveau dans la fourmille.
Les débits de pain d'épice foisonnaient, alternant, çà et là,
avec des marchands d'osier et des jeux de boule. Anatole était
devenu très galant; il fit arrêter toute la bande devant la plus
luxueuse des boutiques, et il invita les femmes à faire leur
choix.
Il y avait tant de bonnes choses qu'elles ne se décidaient pas.
- C'est beau comme un opéra! Murmurait Désirée ravie. - Le fait est
que, dans toute cette misère de toiles et de bâches, cette cahute
reluisait avec un admirable clinquant de pompons rouges et de
paillons d'or.
De grosses lampes de cuivre se balançaient au-dessus des
devantures qui montaient jusqu'au toit, s'échancrant au milieu,
formant comme une large embrasure où rayonnait une matrone
impudente et grave.
Cette femme était flanquée, à droite, d'un amas de pavés au
miel, de rouleaux de nonnettes, de coeurs d'Arras, de couronnes de
Dijon, enveloppés de papier glacé, vergetés de lettres d'or,
enrubannés de faveurs bleues, le tout sillonné par de gigantesques
mirlitons, tendus de jaune, de lilas, de vert, ondés de spirales
d'argent, écussonnés de devises tendres. - A sa gauche, gisait une
armée de bonshommes en pain d'épice, mollasse et blond, les uns
frustes, les autres savamment enjolivés de festons de pâte, diaprés
de grains d'anis, grenelés de points de sucre; vivandières,
bourgeois, bersaglieri, généraux, tout s'y trouvait, même un lion à
jambes de basset et à groin de porc.
Les deux femmes choisirent des coeurs tigrés de rouge tendre,
puis la troupe alla voir la charmeuse de serpents. Ce spectacle les
impressionna plus que tout autre. La charmeuse était une grande
femme du midi, maquillée comme une Jézabel, vêtue d'une blouse de
soie rose, de collants cachou, de bottines à glands d'or. Elle
tirait d'une caisse d'interminables reptiles qui dardaient des
langues noires en fourche, et ondulaient autour de son corps,
caressant ses joues fardées avec leurs têtes plates, chatouillant
ses dessous de bras avec leurs anneaux roulants. La tente
regorgeait de monde et l'on entendait des petits cris d'admiration,
les oh! Et les ah! Des stupeurs effrayées. - Celui-ci, c'est
Baptiste, un jeune crocodile de vingt et un ans, cria-t-elle, en
tirant un saurien d'une couverture, et elle le mit sur sa gorge,
lui tapa les mâchoires, les lui ouvrit de force, montrant au public
une large gueule mal piquée de crocs. Puis, elle rejeta le tout par
terre, et, tandis que le tas grouillait et se mouvait, rentrait
dans ses caisses, elle salua la société, se rassit et regarda en
l'air, appuyée sur son coude, anonchalie et comme écoeurée par les
hommages qu'on lui décernait.
- C'est vraiment épatant, disait Céline, avez-vous vu comme le
serpent boa lui caresse les joues? Dieu! que ça me dégoûterait une
bête comme celle-là sur la peau! Mais Colombel riait, prétendant au
contraire que ça devait produire un drôle d'effet. - Désirée avait
des frissons dans le dos, brrou! ça devait être froid, et Auguste
était bien de son avis. Ils suivirent la foule qui s'empurait de
plus en plus; les artilleurs dominaient avec leurs balais rouges au
shako; ils avaient tous les mêmes têtes, des joues mal rasées, des
boutons de sang vicié au cou, des gants blancs trop larges, des
regards d'effarement et de joie. - Les marmots pullulaient dans
leurs jambes, des marmots dont la gourme s'écaillait, des marmots
que les mères troussaient le long de l'avenue et qui mangeaient,
accroupis, des gâteaux secs et des nougats rouges. On ne pouvait
plus ni avancer ni reculer. C'était un vacarme diabolique, coupé
par le sifflet d'un chemin de fer minuscule et tournant.
Anatole précédait la bande, il profita d'une éclaircie et,
jouant des coudes, il fraya le passage aux filles jusqu'aux chevaux
de bois. - Chariots et bêtes étaient pleins. La machine tournoyait
dans un grincement d'orgue, dans un écroulement de cymbales et de
caisse. Des bobonnes califourchonnaient des dadas peints, des
petites filles, bouclées sur leurs étalons par une ceinture de
cuir, tâchaient d'attraper des bagues. Désirée et Céline avaient
des haut-le-coeur à voir vironner cette manivelle.
Elles voulurent partir, et, marchant à la queue- Leu- Leu, se
tenant par leurs jupes pour ne pas se perdre, elles foncèrent, tête
baissée, dans la multitude. Le temps s'assombrissait, un éclair
fêla la muraille des nuées, quelques gouttes tombèrent. Ils durent
se réfugier au plus vite dans une boutique où l'on exhibait les
travaux des bagnes. Une machine à vapeur jouait des pistons à la
porte et scandait à coups de sifflets l'assourdissant charivari
d'un orgue. - C'était un joli travail. - Des forçats vêtus de rouge
et culottés d'orange travaillaient, recevaient des fessées des
gardes-chiourmes, dormaient, mangeaient, marchaient à la
guillotine. - Le cornac expliquait les différents tableaux; il
racontait que les poupées, coiffées de bonnets verts, étaient des
condamnés à perpétuité, que celles qui avaient une manche orange,
comme leur pantalon, étaient des révoltés qu'on avait punis; il
ajoutait enfin que les bonnets rouges pourraient, après leur
libération, retourner dans leurs familles. Il fit ensuite une quête
qui ne lui rapporta rien et il invita les personnes désireuses de
s'instruire à passer, moyennant dix centimes en plus, dans le
cabinet réservé.
Pendant qu'on y est, fit observer Céline, autant tout voir, et
ils entrèrent très alléchés et sortirent furieux.
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