Elle était debout devant le poêle en fonte qui se dressait au milieu de la salle. Elle ne paraissait pas avoir conscience de ce qu'elle faisait, car ses doigts grattaient la tôle du couvercle et, mal affermie sur ses jambes, elle considérait, d'un air dolent, le bouton de cuivre du tuyau. La crémerie était vide. Il n'y avait que de vieux caracos et de vieilles pèlerines accrochés au mur et, sur une table au fond, une salière à deux branches et un moutardier dont le bonnet avait perdu sa pointe. à cette heure, la mère Antoine tournait et virait dans sa cuisine, essuyant avec des loques grasses le lait grésillant sur la fonte, soufflant de petites bulles qui crevaient et puaient. Toutes les dix minutes, elle rentrait dans la salle, torchant l'éternelle gouttière de son nez, versant aux deux hommes de nouvelles rasades, essuyant furtivement avec son doigt sans ongle les larmes poissées qui gluaient le col de ses bouteilles. Anatole et son ami Colombel avaient bu comme des sables en attendant les femmes. La partie de dominos prenait fin. - Colombel se leva, s'étira, fit manoeuvrer les manches de veste de ses jambes, frotta ses pieds sur le carreau du parquet afin d'enlever la croûte de cigarettes et de boue qui les empurait, et, pirouettant sur une patte, glapit: -Mademoiselle Désirée, quand donc que vous me permettrez de vous faire la cour?

Mais Désirée ne l'entendait guère, elle pleurait à force de bailler, se tirait les doigts, tendait les genoux; ce fut Céline en train de s'embrasser en godinette avec Anatole qui répondit: - C'est des mistoufles tout ça! Qu'est-ce que vous offrez? Votre coeur? Il n'y a que les gens qui n'ont que ça qui le proposent! ça ne suffit pas, vous pouvez aller vous faire lanlaire!

Colombel rit de travers dans sa barbe trop drue. Anatole, très réjoui, soupesa la poitrine de sa femme et cria: -à papa tout le paquet! Colombel retourna s'asseoir et brassa derechef les dominos. La porte s'ouvrit et deux hommes entrèrent. Ils avaient arboré des costumes de dimanche, des costumes à prendre sur le bras des bourgeoises, à aller faire la vendange du campêche chez les mastroquets. Ils avaient des tape-à- L'oeil flambant neufs, des pantalons à raies avec des pièces entre les cuisses, des redingotes échouées et radoubées au temple, des cravates en cordes. -ils serrèrent la main à la société, blaguèrent Céline qui, le nez dans son verre de vin chaud, mordillait le zeste du citron quand la rondelle lui venait aux lèvres et s'asseyant, en face l'un de l'autre, un litre et deux verres entre eux, ils se couchèrent sur la table, causant bec à bec, haleinant fort et droit, se tapant réciproquement sur les bras, comme pour mieux se faire comprendre.

- Ah, ça, dit Colombel, où donc allez-vous aujourd'hui, vous êtes d'un rupin?

- On va trimballer sa blonde, mon vieux; nous irons lichoter un rigolboche à la place Pinel, puis dame, après cela, nous verrons.

- Tiens, mais c'est une idée, s'exclama Anatole, si nous allions manger une friture quelconque et des escargots? -ça va-t-il, Céline? -Colombel et ta soeur viendraient avec nous. -mais les femmes refusèrent; il fallait qu'elles rentrassent pour préparer le manger du père et puis elles étaient trop fatiguées, ce serait pour une autre fois. - Oui, il n'y a pas plan, murmurait Céline, c'eût pourtant été gentil, et elle s'accouda, contemplant, pensive, le tourniquet vissé au mur, voyant, dans le couple en papier peint qui s'embrassait sous une tonnelle, la joie des parties fines, les matelotes lentement mangées, les morceaux où l'on mord, à la même place, les glorias bus à deux dans la même tasse, puis l'un des ouvriers fit virevolter la mécanique et la campagne se brouilla et s'éclaircit à nouveau quand le tournoiement prit fin, et Céline restait là, songeant à ces promenades où l'on batifole, à ces retours le long de la Seine où l'on se dévisage avec des airs alanguis et où les bouches s'oublient de temps à autre dans les fourrés, à toute cette allégresse enfin qui se termine en disputes dès que l'on a franchi le mur de l'enceinte!

- Ah! çà, voyons, dit Anatole, quand tu resteras là à faire ta Marie-je-m'embête, ça n'avancera à rien. Venez-vous, oui ou non?

- Mais je ne peux pas, répéta Céline.

- Eh! Zut alors! Et, tandis que les petites se frottaient les yeux et s'apprêtaient à regagner leur gîte, Colombel, très ennuyé de les voir partir, commanda des tournées de marc et il les but la tête renversée, le gosier bouffant, pendant que, clopant-clopin, les deux soeurs regagnaient leur demeure où elles dormirent, les poings fermés, sans même avoir eu le courage de délacer leur robe.

Alors le père Vatard rentra, très émoustillé par l'idée qu'il y aurait un gigot saignant sur la table. Le vieil homme avait passé la journée chez son ami Tabuche, un charpentier, devenu presque riche, et dont le premier soin avait été de se fâcher avec sa femme et de se monter une cave. Vatard, très galant, fit quelques ronds de jambe autour de son épouse qui avait un ventre de grosse caisse, embrassa ses filles et vidant sa bouffarde sur l'ongle de son pouce, lança une longue fusée de salive dans les cendres, mouilla son doigt, le frotta sur son pantalon pour enlever la tache de jus de pipe qui le marbrait et, se laissant tomber dans un fauteuil, demeura béatement réjoui, les jambes écartées, les bras pendants.

Pierre-Séraphin Vatard s'était marié de bonne heure avec une femme, gaillarde à ses bons moments, carogne à d'autres. Somme toute, il avait eu de la chance. Eulalie était bien revêche et quinteuse, mais c'était au demeurant une fille vaillante et bête. Elle n'avait donné le jour qu'à deux enfants, Céline et Désirée. Vatard s'était contenté de créer des filles, et n'osant risquer un garçon, il avait mis une sourdine aux fringales de ses nuits. Au fond, il avait toujours été un homme circonspect et doux et il eut été un mari parfait sans une belle indifférence pour les mille tracas de la vie et une invincible paresse à les surmonter. Ce qu'il voulait, c'était une existence d'oisiveté et de paix. Il avait été heureux en ménage, cédant aux exigences de sa femme, répondant: oui, ma vieille, à tout ce qu'elle disait, et, concessions pour concessions, l'autre le dorlotait, le laissant vivre des quelques sous que lui avait laissés, après sa mort, son frère, un mégissier fabricant de schabraques du faubourg Saint-Marceau. Les seules disputes qui s'élevaient parfois n'avaient lieu que la nuit, lorsqu'ils ne dormaient pas. Ils s'aigrissaient le caractère, les yeux ouverts dans le noir de leur chambre, lui, souffrant, sans espoir de guérison, d'un rhumatisme, elle, sentant déjà les premières atteintes d'une prodigieuse hydropisie.

Mais les deux grands chagrins qui avaient, coup sur coup, porté une terrible atteinte à la douce existence de cocagne qu'il se promettait, avaient eu pour cause la maladie de sa femme et l'entrain étonnant de Céline à courir sus aux hommes. Il eut un mouvement de tristesse, mais il se consola vite. Désirée était en âge de le soigner et de remplacer sa mère, et, quant à l'autre, le meilleur parti qu'il eût à prendre était de fermer les yeux sur ses cavalcades. Il avait agi comme un père d'ailleurs; il lui avait reproché en termes de cour d'assises, la crapule de ses moeurs, mais elle s'était fâchée, avait jeté la maison sens dessus dessous, menaçant de tout saccager si on l'embêtait encore. Vatard avait alors adopté une grande indulgence, puis, le terrible bagout de sa fille le divertissait pendant sa digestion, le soir. Elle lui semblait même très émerillonnée très folâtre. Ses expressions de barrière, ses gestes de bastringue, ses rires de fille qui connaît la vie lui rappelaient sa jeunesse et une certaine maîtresse qu'il aurait pu aimer.