Au temps où il comptait la marier, ces allures de débardeuse l'avaient inquiété. Céline aurait fait prendre fuite aux partis honnêtes, mais étant donné qu'aujourd'hui elle voulait vivre comme une pure souillon, mieux valait alors qu'elle fût drôle et pas acariâtre et mauvaise comme ces filles que la chasteté rend aigres. Quant à Désirée, Vatard la laisserait agir comme bon lui semblerait, pourvu qu'elle soignât son manger et ne désertât pas le logis dès que la nuit tomberait. La compagnie de sa femme, qui restait clouée, dans une bergère, souffrante et stupide, le divertissait peu. La malheureuse vivait, la tête trouble, et ne disait mot. Par- Dessus le marché, elle lui coupait l'appétit avec son air de perpétuelle détresse et sa façon de laisser refroidir le fricot dans l'assiette.

La pauvre Eulalie, ce soir-là, ne bougeait, regardant son mari avec une fixité qui le gênait. - Désirée dormassait sur une chaise, Céline se mouvait languissamment du fourneau aux fenêtres. - Le gigot fut trop cuit. -jamais ses filles n'avaient été dans un état semblable. L'aînée, qui avait découché, l'avant-veille, qui, pour se reposer des ébats de ses jambes, avait travaillé des bras, pendant toute la nuit, arrosait le rôti d'une main tremblante, versait la sauce à côté du plat, s'aspergeait de graisse depuis le col jusqu'aux bottines. - La petite, qui s'était redressée sur ses jambes, s'était affaissée de nouveau sur une chaise et le nez dans l'épaule, les yeux fermés, ronflait lentement, mal à l'aise et frissonnante; Vatard, lui, fumait sa pipe et se désolait; une odeur de brûlé s'échappait de la cuisine; -enfin Désirée se réveilla en sursaut, se frotta énergiquement les yeux et dressa la table. Le dîner fut étrange. - Très mécontent, le père gardait le silence, les filles tapotaient dans leur assiette et, ahuries, mangeaient. -quand le dessert fut avalé, ce fut au tour du père à s'assoupir et au tour des filles à se réveiller.

Céline fit chauffer de l'eau pour le café. -à ce moment le ciel très assombri remua, des rafales secouèrent la maison du faîte aux caves, des tourbillons de vent s'engouffrèrent dans la cheminée, chassant la fumée du charbon dans la chambre. Du coup, tout le monde fut vraiment sur pieds et se précipita vers les fenêtres pour les ouvrir. - Sapristi! Dit Vatard, si ce temps-là continue, les Teston ne viendront pas, et il s'accouda sur la balustrade de la croisée, avec cette joie de l'individu qui se sent à l'abri et ne serait pas fâché de voir tremper les autres. - Le tout, c'est qu'ils soient sortis de chez eux, pensa-t-il. C'est égal, ils doivent faire une drôle de tête, dans la rue, par un temps pareil! - La pluie augmenta, hachant toute la rue de ses diagonales grises; des trombes de vent cinglaient les ardoises des toits, les faisaient cabrioler en l'air et se briser sur les trottoirs avec un bruit sec; par moment, les rafales se ruaient sur une corniche, et là éclataient, volant en poussière fine. L'on entendait le crépitement de l'eau sur les vitres, le hoquet des ruisseaux, les plaintes sourdes des plombs obstrués, les roulades de gorges des tuyaux trop pleins et l'averse ruisselait sur les pavés, s'acharnait sur les tuiles, ravivait l'ocre pâli des murs, les tachant de plaques plus foncées, dégoulinant tantôt avec un fracas d'avalanche, tantôt avec un grésillement de friture au feu.

Vatard commençait à se divertir démesurément. -il regardait quelques passants lancés à toutes jambes, des femmes qui barbotaient, les cheveux collés sur le front, le chapeau baissant ses ailes, des hommes qui se tapaient le derrière avec leurs talons, à force de courir, agitant des pantalons de bois, des redingotes collées aux hanches, s'efforçant d'abriter des chapeaux dont la gomme sortait, puis plus loin, quand tous ces malheureux eurent disparu et que la rue fut déserte, Vatard se délecta à écouter le chant plaintif d'une gargouille, le haut- De-coeur d'un tuyau mal soudé à un autre.

A ce moment les Teston pointèrent au loin; la femme, la robe levée jusqu'aux genoux, pataugeant à pleins pieds dans les flaques, le mari, courbé, ratatiné sous la pluie, tirant après lui sa moitié. -Vatard contemplait alors un conduit de fonte qui s'était fendu. - L'eau clapotait, sortant en blanche écume par ses fissures, bouillonnant en bulles savonneuses, s'épanouissant en roses blanches, puis toutes ces fleurs de l'eau crevèrent et tombèrent en une nappe d'une saleté ignoble, tandis que d'autres éclosaient à nouveau et s'effeuillaient encore en des crachats troubles.

- S'ils passent sur ce trottoir, ça va être du propre, se dit Vatard; -mais les malheureux n'y voyaient pas, ils marchaient droit à la cascade. Ils trébuchaient, fermant les yeux, aveuglés par la pluie, assourdis par le vent qui secouait le riflard auquel ils se cramponnaient. Ils s'étaient pris le bras, se rattrapant l'un à l'autre, à chaque secousse, baissant la tête, éclaboussant leurs bas, s'essuyant la nuque. Comme ils s'enfonçaient dans un lac de boue, ils gagnèrent la berge et passèrent près du tuyau. Le parapluie plia et sonna comme un tambour, le mari et la femme s'injurièrent, elle, perdant son châle, se troussant jusqu'au ventre, lui, se colletant avec le pépin qui claquait. Un coup de vent prit la rue en écharpe, secoua les boudins de la femme, s'engouffra dans le parapluie qui, cessant d'abriter son maître, lui fit recevoir sur le crâne toute la douche des gouttières comblées. Teston dansait comme un hurluberlu sous l'averse, et son épouse, exaspérée, les brides de son bonnet lui fouettant les joues, sacrait et jurait, mâchant de la pluie et du vent, traitant son mari d'imbécile et de propre à rien. Vatard riait à se tordre quand le ménage frappa à sa porte. - Ah! Quel temps! Quel temps! Dit la femme.