-Teston ne soufflait mot, ses cheveux coulaient, il
avait de l'eau jusque dans les narines et il reniflait, lamentable
et grotesque, avec sa mauve en loques et ses souliers qui, à chaque
pesée des jambes, jutaient une cuillerée d'eau sale.
- Attendez, Madame Teston, dit Céline, je vas vous chercher un
caraco et des bottines.
- Et vous, mon vieux, proféra Vatard, voulez-vous un paletot? -
Mais Teston déclara qu'il n'avait besoin de rien, sinon d'avaler
quelque chose de chaud; il se blottit dans un des coins de la
cheminée et là, tirant un mouchoir à carreaux, il s'épongea la
tête. Sa femme se défit; elle enleva rageusement sa capuche naguère
blanche et maintenant bise comme un torchon et bonne à tordre.
Tournant le dos à la cheminée, elle reflétait dans la glace sa
taille grêle, emmaillotée d'un tas de linges, et, maigre comme un
cent de clous, elle était allongée comme ces interminables sucres
d'orge que des voyous coiffés de fez tirent sur une tringle, munie
de sonnettes, dans les foires de la banlieue. - L'arc de ses
épaules descendait en une pente rapide jusqu'à ses hanches qui
crevaient la chemise et se reliaient à un petit fessier vague
soutenu par deux longues lattes. - L'eau l'avait transpercée, de la
cime aux plantes, elle s'essuya tant bien que mal, découvrant, dans
le va-et-vient de ses bras, la cage de ses côtes. On la roula le
mieux qu'on put dans un vieux peignoir de Désirée, et, assise à
croupeton, devant le feu, elle délaça les cordonnets de ses
bottines. Le cirage coulait, le cuir s'était racorni et collait aux
pieds. Il fallut que Vatard s'en mêlât et, entre deux bouffées de
pipe, les lui arrachât. Alors, elle poussa un long cri de détresse,
ses bas étaient dans un désolant état. Tout le bout semblait avoir
séjourné dans un bain d'encre, et la tache allait affaiblissant ou
changeant de ton à mesure qu'elle gagnait la jambe; du noir, elle
touchait au bistre, et du bistre au jaune, près du cou- De-pied,
elle s'était élargie, mais ne se teintait plus que de gris pâle. La
femme Teston enfourna de vieilles savates dépareillées et, le mufle
dans son mouchoir, la carcasse cassée, regarda le feu qui
s'éjouissait bruyamment, flambant haut et sec, pétant à petites
bordées.
Une douce chaleur emplissait la chambre; les rideaux avaient été
tirés, Désirée avait mis un vieil essuie-main sous la porte pour
empêcher les vents coulis, un grand bien-être, une tiédeur de
somnolence les envahissaient. Désirée prépara du vin chaud dans une
casserole et Vatard, très heureux de penser qu'il ne serait pas
contraint comme les Teston à se lever et à courir les rues jusqu'à
son domicile, regardait avec une visible satisfaction son ami dont
le drap et les bottes fumaient dans une buée puante.
L'on ne disait mot. Vatard s'épanouissant dans son allégresse,
la mère Teston songeant à son bonnet perdu, son mari à l'humeur
massacrante de sa femme, Céline à son amoureux, sa mère à rien du
tout, Désirée au vin qu'elle avait trop sucré.
Puis les langues se délièrent. - Les hommes causèrent entre eux,
les femmes parlèrent entre elles de leurs camarades de
l'atelier.
Madame Teston affectait un ravissement sans fin, en apprenant
que Désirée ne serait plus payée aux pièces, mais bien aux heures;
elle insinuait seulement que, si elle avait été plus maligne, elle
aurait pu obtenir 30 centimes au lieu de 25 centimes et demi. Elle
fit tant que la petite, qui était enchantée de son succès, convint
qu'elle avait peut-être été bête et finit par ne plus se réjouir du
tout de l'augmentation qu'elle avait acquise.
Et, tandis qu'elles jabotaient, Vatard, brandissant à chaque mot
sa pipe, criait:
- La femme, c'est le bonheur du prolétaire! Voilà mon idée,
-puis il plaignait Tabuche qui s'était séparé d'avec sa bourgeoise.
-maintenant, qu'il était malade, il restait seul chez lui, comme un
pauvre chien. Il avait un panaris au doigt, une mauvaise maladie,
comme chacun sait, et il allait en être réduit à se faire soigner
par les dames saint-Thomas, de la rue de Sèvres, qui les guérissent
sans opérations.
La femme Teston, elle aussi, avait connu un homme qui avait eu
un mal blanc au pouce. Il l'avait enfoncé dans le derrière d'une
grenouille; ses souffrances avaient diminué à mesure que le doigt
entrait, il était maintenant guéri, mais la grenouille était
morte.
Vatard ne pensait pas que ce remède fût bon; il soutenait même
que c'était de la blague, mais la vieille jura sur la tête de sa
mère qu'elle tenait cette histoire de la personne même à qui elle
était arrivée.
Le résultat de cette discussion fut qu'on fait toujours bien de
ne pas appeler un médecin quand on est malade. Tabuche avait raison
d'avoir recours aux soeurs. Les médecins n'ouvrent avec leurs
lancettes les panaris mûrs qu'aux gens du peuple. - Les riches ne
les feraient plus venir et ils perdraient leur pratique, s'ils ne
les guérissaient pas sans les charcuter.
Céline émit alors cette idée très neuve que les familles à
l'aise sont plus heureuses que celles qui ne possèdent rien.
Tout le monde l'approuva. Vatard reprit, au bout d'un silence,
comme si cela pouvait avoir un rapport quelconque avec le panaris
de son ami Tabuche: je suis allé aujourd'hui rue de Rennes et j' y
ai rencontré l'ancienne bonne des Thomassin. Elle est placée
maintenant chez un ingénieur et elle lui achète de l'eau-de-vie à
six francs la bouteille.
- La bouteille! Pas possible, s'exclama la mère Teston.
- C'est comme cela, poursuivit Vatard, et il hochait la tête,
n'écoutant pas Céline qui abîmait l'une de ses camarades qu'on
avait rencontrée, dans un bouisbouis de Montparnasse, chahutant,
les jambes en l'air et les bras en bas.
- Une fille qui respecte sa parentelle peut aller danser au
banquet d'Anacréon ou aux mille-colonnes, seulement elle ne va pas
au bal Grados. C'est une infamie que ce pince-cul-là!
Mais le père Teston racontait la découverte d'une petite fille
de neuf ans qui avait été retrouvée, morte et violée, au fond d'un
puits. - Alors toutes les conversations se mêlèrent en une seule et
chacun pleura en deux mots émus l'infortune de cette malheureuse
enfant.
Vatard, lui, doutait que l'histoire fût vraie. - c'est la
police, dit-il gravement, on veut détourner l'opinion publique.
- Ou ce sont les jésuites, reprit à voix basse Madame Teston,
qui était un esprit fort. Les jeunes filles, elles, croyaient que
c'était arrivé.
Mais ce qui apitoyait le plus la femme Teston, ce qui rendait
l'histoire plus horrible et plus intéressante, c'était moins le cou
dépecé de l'enfant et l'outrage qu'elle avait subi, c'était ce
pantalon qu'une main brutale avait arraché et qui laissait voir son
pauvre petit ventre à nu. - Elle s'extasiait sur ce pantalon,
disant que bien sûr c'était la fille d'un riche, d'un prince ou
d'un duc; ces hommes-là sont si vicieux, il n'y a qu'à lire des
romans pour être renseigné là- Dessus!
Désirée mit une cuiller dans chaque verre et versa le vin qui se
frangea d'écume rose au bord. Ils trinquèrent tous ensemble et
entre deux gorgées la maman Teston ajouta: -quand on pense que nous
avons été exposées à ça, lorsque nous étions enfants!
A ce moment, la pluie se mit à tomber de nouveau, les vitres
crièrent sous la poussée du vent. -il est onze heures, dit Teston,
il va falloir partir. Sa femme remit sur son dos ses hardes à peine
sèches, chaussa ses brodequins racornis et, maugréant après le
ciel, embrassa les jeunes filles, leur donna rendez-vous pour le
lendemain à l'atelier, et, tandis qu'ils se perdaient clapotant et
ronchonnant dans le noir des bourrasques, Céline dit à sa
soeur:
- N' est-ce pas qu'il n'est pas mal, Colombel?
- Oh! fit l'autre en riant, il a une sale tête!
- Mâtin de chien, tu es difficile toi; je ne prétends pas qu'il
soit joli, joli, mais voyons, il n'est pas laid ce garçon, et,
comme l'autre ne répondait point, elle ajouta: alors ce ne sera pas
encore lui qui fera ton bonheur?
- Pour sûr, dit Désirée; tu y es, une, deux, trois, je souffle,
- et la chambre devint noire.
Chapitre 3
Le premier amant de Céline s'appelait Eugène Tourte. Beau,
grand, brun, l'air narquois et les yeux vainqueurs, il l'affola par
des gestes et des grivoiseries qui allaient loin.
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