Il faisait tiède
ce soir-là. Sur la lisière d'un chemin perdu, près de bouquets
d'arbres qui se faisaient vis-à-vis et se déhanchaient au souffle
du vent, comme, dans le quadrille d'un bastringue, les couples
bouffonnants des gouapes, elle culbuta, ne se voila pas, suivant
l'usage, la face de ses mains, mais fermant simplement les yeux,
tomba sans défaillance et se releva sans honte. Elle fut très
surprise. Maintenant que sa curiosité était satisfaite, elle ne
comprenait plus comment les femmes s'attachaient si furieusement
aux hommes. Alors c'était pour cela, c'était pour ces tâtonnements
et pour ces douleurs, c'était pour cette trépidation d'une minute,
pour ce cri arraché dans une secousse, qu'elles pleuraient et se
laissaient caresser l'échine par les plus trapus des hercules
brocheurs. Ah! C'était bête! Puis, peu à peu elle écouta les
révélations de sa chair, ses désirs montèrent, irritants et drus,
elle comprit les lâchetés, les faiblesses, les désespoirs enragés
des filles! -elle devint insupportable. - Cette explosion de
tendresse qui la fit roucouler et se pâmer comme une bête, exaspéra
son amant, qui, après lui avoir préalablement meurtri les reins de
coups de canne, la quitta et s'en fut travailler dans une maison de
la rive droite.
Elle choisit alors pour maître Gabriel Michon, un gringalet
chauve qui avait une joufflure d'ange et des regards noyés
d'ivrogne. Celui-là lui gaula le fessier à coups de bottes, dès le
premier soir, puis deux autres le remplacèrent, se partageant en
même temps le bivac de ses grâces, et ils la quittèrent d'un commun
accord, après une dispute terminée en des calottes qu'ils lui
appliquèrent et de copieuses lichades qu'ils s'offrirent au
tourniquet, pendant que, se tenant les joues, elle pleurait avec un
bruit d'écluse. Il y eut un instant de répit, puis Anatole entra
dans l'atelier comme monteur de presse, et, après qu'ils eurent
friponné dans des endroits noirs, ils devinrent amants, un jour
qu'il pleuvait et qu'il s'offrit à lui aller chercher du fromage de
cochon pour son déjeuner.
Au fond, tous ces amours au débotté lui décrépissaient la face
et ne la contentaient guère. Tous ces va-et-vient, toutes ces
pirouettes avec l'un, toutes ces culbutes avec l'autre se
résumaient en une alternance de mal en pis et de pis en mal.
Celui-ci lui grugeait son argent et le buvait avec une autre,
celui-là la battait comme plâtre, se moquant d'elle, la
contrefaisant, alors qu'effrayée de lui voir retrousser ses
manches, elle poussait des cris de bête qu'on égorge. En fin de
compte, taloches sur le nez, coups de pieds dans le râble, tel
était son lot; l'homme était plus ou moins fort, la danse plus ou
moins vive: -voilà tout. - C'était assez naturel d'ailleurs.
-Céline n'avait pas ces allures de farceuse qui réjouissent les
hommes. Elle était jolie, chiffonnée, pimpante, belle fille même,
avec cette maigreur délicate et comme ébranlée des filles qui se
sont corrompues avant l'âge, mais les goujats de la brochure lui
préféraient ces énormes truies dont les soies craquent sur les
chairs massées et qui gouaillent, le bec en l'air, avec des rires
qui leur secouent la gargoulette et leur font danser le ventre.
Pour comble de malchance, elle était avec cela très peu
pervertie et elle avait des étonnements d'enfant quand les hommes,
causant entre eux, lui ouvraient des horizons d'ordures qu'elle
n'avait même jamais soupçonnés, et puis, suivant l'expression
d'Eugène Tourte, elle était un peu " maboule " , rêvassant près de
son bon ami à des amours câlins, se formant un idéal d'amoureux qui
l'embrasserait avec des douceurs de petite fille et lui offrirait
une tartelette ou une fleur, le jour de sa fête. Ah! Bien, ce
n'était pas Eugène, cette dégoûtation d'homme, comme l'appelaient
les ouvrières, qui lui aurait jamais donné un ruban ou un verre! Sa
face à baiser, tous les deux jours, son poing à subir, toutes les
deux heures, et c'était tout. Voulant quand elle ne voulait pas, ne
voulant pas quand elle voulait, il lui avait rendu la vie bien
malheureuse. - Eugène était, d'ailleurs, une gouape de la plus
belle eau. - Corrompu jusqu'aux moelles, mauvais comme une teigne,
hargneux comme un cocher, il n'avait aucun égard pour les femmes,
et il occupait ses soirées à poursuivre toutes celles qui
cheminaient, les abandonnant aussitôt qu'il les avait assez
arrêtées pour qu'elles pussent aller faire une station sur les lits
de la Bourbe. - Toutes les ouvrières des maisons de brochure le
connaissaient et le méprisaient, et toutes s'arrangeaient de façon
à se faire enjôler par lui; - seulement, les femmes raisonnables,
les filles qui avaient du coeur, ne se laissaient séduire qu'une
seule fois, certaines d'être quittées, au bout de huit jours si
elles étaient jolies, au bout de quatre si elles étaient laides.
Céline manqua d'expérience quand elle le connut. Elle ne pouvait
croire d'ailleurs qu'un homme lâchât ainsi une fille qui s'était
donnée à lui. Elle le crut, le jour seulement où Eugène disparut du
quartier et s'en fut boire, à la régalade, le cognac et l'amour
d'une charbonnière.
Céline demeura triste. Elle songea bien à se jeter dans la
Seine, mais elle se fit cette réflexion qu'elle souffrait déjà pour
ce monstre d'homme et qu'il était bien inutile de souffrir
davantage, en s'offrant une agonie d'eau douce. Le coeur gros et
les yeux pleins, elle geignit longuement, puis elle dîna chez une
camarade et s'offrit une telle indigestion de beignets que, ne
pouvant arrêter le bal de son estomac, elle l'accompagna, en
musique, de hoquets et de points d'orgue. Mal disposée comme elle
était, depuis une semaine qu'elle mangeait sans appétit et buvait
trop sans soif, elle fut atrocement malade, la poitrine défoncée,
renversant tout ce qu'elle avalait. Quand son coeur eut terminé ses
gambades et que tout fut bien remis en place, le bonheur de pouvoir
se repaître de mangeailles, dont elle raffolait, telles que pieds
de porcs, salade de céleris, miroton à la moutarde, lui fit trouver
la vie plus douce, et elle ne garda de son premier malheur qu'un
certain alanguissement qui disparut au souffle du premier baiser
qu'elle reçut en bouche.
Elle s'était pourtant promis de rester sage. Sa brouille avec
Eugène n'était pas survenue, d'ailleurs, sans une caresse prolongée
de poings, et, pendant cinq jours, elle avait eu les épaules
marbrées de plaques bleues, comme sur la peau d'une dinde les
taches azurées des truffes, mais, telle quelle, avec les ardeurs
que son premier homme avait amoncelées en elle, elle était sans
défense; Michon la prit, la laissa, ses successeurs lui firent
danser une grande gigue de la croupe, en vis-à-vis tantôt avec
l'un, tantôt avec l'autre; l'habitude était prise, elle aurait
dansé, toute seule, devant un balai.
Comment aurait-elle pu faire, après tout? Elle était comme la
majeure partie des femmes. - Avait-elle un amant? Quel ennui!
Quelle tâche! -n'en avait-elle pas? Quelle tristesse! Quel abandon!
Ce n'était pas une existence que d'être avenante et jeune et de
n'avoir personne qui s'intéressât aux prouesses de vos mines, aux
fêtes de vos yeux! -elle se débattait entre la volonté de ne plus
servir d'objet au premier venu et la joie d'être espérée par
quelqu'un, quand la nuit tombait.
Autrefois, lorsqu'elle revenait dans sa chambre, les pieds
endoloris, les aines lui battant sous la peau, elle se déshabillait
au plus vite, s'enfouissait sous les couvertures et, les reins
harassés, en sueur, un malaise de brûlure au ventre, songeait à son
amoureux, au rendez-vous de la nuit prochaine. - Aujourd'hui, elle
rentrait de bonne heure, se traînaillait d'une chaise à une autre,
avait devant sa soupe des regards navrés, mâchait des bouts de fil,
les recrachait ou les tortillait entre ses doigts, puis elle se
collait le nez contre les vitres, bâillait aux mouches, retournait
à sa place, descendait acheter chez la marchande de journaux pour
deux sous d'amour et d'assassinat, dormait avec des crampes dans
les mollets et, se décidant enfin à gagner sa couche, se décoiffait
lentement, se grattant pensivement la tête, s'affaissant, lourde et
morne, sur le lit défait. Elle devenait avec cela d'une saleté de
peigne, étant comme beaucoup de filles du peuple qui ne se livrent
à de discrètes propretés que lorsqu'elles ont un homme. Une immense
lâcheté la tenait, et, les nerfs exaspérés, elle ruminait
longuement, se remémorant ses anciennes joies, écoutant, sous le
remue-ménage des couvertures, les heures lentes sonner. - Ah!
C'était par trop embêtant que de vivre ainsi! Et les persécutions
de sa chair la laissèrent sans force; elle avait subitement des
chaleurs dans les mains et aux tempes, l'oeil se brouillait par
instants, quand, à l'atelier, ces paroles qui évoquent l'image
s'échangeaient entre les ouvrières, puis, à force d'observer ce
vigile jeûne de l'amour, les névralgies lui rompirent le crâne; en
vain elle essaya de mouches d'opium sur le front, de perles de
quinine, rien ne réussit à la soulager.
Ce fut à ce moment qu'elle rencontra Gabriel Michon qui tendit
vers elle sa frimousse édentée d'arsouille et la lui fit embrasser
sans répugnance.
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