Parti comme soldat et revenu, après cinq années de garnison, chez sa mère, il était entré à tout hasard dans la brochure, s'étant laissé raconter qu'un homme de bonne volonté pouvait rapidement apprendre l'assemblage et gagner facilement sa vie.

La maison Débonnaire était connue sur le pavé de la capitale; elle racolait souvent des hommes de peine et pouvait fournir du travail même aux gens peu experts dans le métier de brocheur. -Auguste était arrivé, il s'était adressé à Désirée plutôt qu'à une autre, pourquoi? Il ne le savait; sans doute parce qu'elle lui avait semblé bonne fille et pas moqueuse. Les autres, pensait-il, ont l'air diablement rosse, et ce joli garçon avait peur d'être baliverné par elles. Il aurait fait, s'il l'avait fallu, le coup de poing avec les hommes, mais avec une femme, il se sentait bredouillant et indécis, malhabile à la riposte, rougissant jusqu'aux oreilles d'une blague qui fait rire.

Quand il était troupier, il n'avait guère couru après les cuisinières ou après ces femmes qui suivent les camps; de retour chez sa mère, le hasard fit qu'il n'habitât point une maison bondée de roulures ou foisonnant de gigolettes propres à le dégourdir. Il n'ignorait certainement pas comment se pratique cette agréable chose que les petites ouvrières appellent: "faire boum", mais par bêtise, par honte, ou par malechance, il n'avait jamais eu ce que ses camarades nommaient une bonne amie. Une fois, il s'était énamouré, pendant huit jours, d'une femme, mais elle était si malhonnête, si confite en ordures qu'il avait eu le dégoût et la honte de ses saletés. Le reste du temps, il était allé prendre des mazagrans, au boulevard de Montrouge, dans ces buvettes plafonnées d'or où des femmes, en costume de bébé, polkent en gueulant, ou somnolent, les pis à l'air et la mâchoire entre les poings. - Oh! Mon dieu, ces femmes, il ne les avait pas dédaignées; il s'en trouvait dans le nombre qui avaient des mines fûtées et riaient avec de jolis éclats. Mais tout cela n'était pas l'assouvissement qu'il avait rêvé. Ce grand garçon, dont l'appétit des sens était assez vif, désirait ardemment une maîtresse. Il passerait avec elle ses soirées et ses dimanches. Il ne buvait pas plus de trois verres de vin, après son dîner, ne jouait au billard que rarement, ne pariait jamais d'oeufs rouges au tourniquet, il était par conséquent très désoeuvré. Il lui fallait à tout prix une femme; il aspirait après une brave fille qui aurait des pudeurs devant ses amis et ne l'entraînerait pas dans des dépenses où seul il paierait l'écot.

Comme gentillesse, Désirée le séduisait fort. Malheureusement il ignorait qui elle était. Si peu madré qu'il fût, il était clair cependant qu'elle devait être sage. Cela se voit de suite dans un atelier, à la façon dont on vous adresse la parole, au silence de la fille aux propos gaillards, à sa facilité à les entendre. Celles qui s'indignent ont eu sûrement un amant ou deux, elles sont plus bégueules que des vierges. C'est toujours la même chanson au reste, les femmes déchues n'ayant pas de juges plus impitoyables que celles qui n'ont choppé que dans une circonstance.

Lui plaisait-il? Là était la question. Il était de pimpante trogne, mais il n'avait pas l'aplomb, le déluré qui plaît aux filles; elle, ne doutait point qu'il ne fût enchanté de l'avoir vue et elle en était naturellement flattée.

Un moment, elle dut se lever pour aller prendre de l'assemblage sur un tréteau juché près de la presse. Elle eut une petite rougeur aux joues quand elle le frôla. Auguste demeura très bête. De loin, il se hasardait à la dévisager; de près, il n'osait plus. Quand elle retourna à sa place, le corps un peu renversé, tenant en ses bras les feuilles à coudre, il la trouva décidément charmante.

Il se reprochait d'être aussi peu brave. -pourquoi ne pas lui avoir parlé lorsqu'elle était près de lui; mais, au fait, qu'aurait-il pu lui dire? Dans un atelier, tout le monde observe et écoute, il ne pouvait prononcer, sans qu'il fût entendu, un mot même très bas, et puis sûrement elle se serait fâchée. - N'importe, il allait toujours tenter la chance. -il rumina de réparer sa couardise, en la suivant, le soir; il se demanda par quelle phrase il tenterait de l'aborder, si elle ne le repoussait point, il lui offrirait quelque chose chez un marchand de vins et là il se sentirait plus à l'aise. Le tout, c'est qu'elle ne l'éconduisît pas dès le premier mot.

Puis il se fit la réflexion que ce serait sans doute peine perdue; n'avait-elle donc ni amoureux ni amant, qu'elle voulût bien accepter ses offres? Il y avait gros à parier qu'elle était attendue à la sortie.

Sur ces entrefaites, comme le père Chaudrut trimballait des piles d'in-18 et les entassait derrière la machine à eau, il fit sa connaissance. Il avait l'air d'un si digne homme! Le fait est que ce birbe était toujours obligeant et gracieux pour les nouveaux venus. Celui-ci lui sembla jeune, il ne devait pas avoir été beaucoup refait. Auguste mit la conversation sur les brocheurs et il essaya de la faire arrêter sur la jeune fille.

Le vieux roublard le laissa s'embourber dans des phrases qu'il croyait habiles; avec son regard qui vaguait sous ses lunettes, ce flibustier avait deviné où tendaient toutes les questions d'Auguste. Il dit ce qu'il voulut, fit l'éloge de Désirée, apprit à son camarade qu'elle avait une soeur, la lui montra, affecta une grande estime pour la fanfan qui était sage et appartenait à une famille bien honorable, extorqua finalement dix sous au jeune homme et s'empressa de le quitter, pour les aller boire.

Pendant ce temps Désirée comprit, sans rien entendre aux propos échangés entre les deux ouvriers, qu'il s'agissait d'elle.