Elle se savait condamnée, rongée par un cancer à l’estomac ; et, déjà, elle avait le masque hagard et orangé des cancéreux, elle en était aux déjections noires, comme si elle eût rendu de la suie. De tout le voyage, elle n’avait pas encore dit un mot, les lèvres murées souffrant abominablement. Puis, un vomissement l’avait prise, et elle avait perdu connaissance. Dès qu’elle ouvrait la bouche, une odeur épouvantable, une pestilence à faire tourner les cœurs s’exhalait.
« Ce n’est plus possible, murmura Mme de Jonquière qui se sentait défaillir, il faut donner un peu d’air. »
Sœur Hyacinthe achevait de recoucher la Grivotte sur ses oreillers.
« Certainement, ouvrons pour quelques minutes. Mais pas de ce côté-ci, j’aurais peur d’un nouvel accès de toux... Ouvrez de votre côté. »
La chaleur augmentait toujours, on étouffait, au milieu de l’air lourd et nauséabond ; et ce fut un soulagement que le peu d’air pur qui entra. Pendant un moment, il y eut d’autres soins, tout un nettoyage : la sœur remuait les vases, les bassins, dont elle jeta par la portière le contenu ; tandis que la dame hospitalière, avec une éponge, essuyait le plancher que la trépidation secouait durement. Il fallut tout ranger. Ce fut ensuite un nouveau souci, la quatrième malade, celle qui n’avait pas bougé encore, une fille mince dont le visage était enveloppé dans un fichu noir, disait qu’elle avait faim.
Déjà, Mme de Jonquière s’offrait, avec son tranquille dévouement.
« Ne vous en inquiétez pas, ma sœur. Je vais lui couper son pain en petits morceaux. »
Marie, dans son besoin de distraction, s’était intéressée à cette figure immobile, ainsi cachée sous ce voile noir. Elle soupçonnait bien quelque plaie à la face. On lui avait dit simplement que c’était une bonne. La malheureuse, une Picarde du nom d’Élise Rouquet, avait dû quitter sa place et vivait, à Paris, chez une sœur qui la rudoyait, aucun hôpital n’ayant voulu la prendre car elle n’était pas autrement malade. D’une grande dévotion elle avait, depuis des mois, l’ardent désir d’aller à Lourdes. Et Marie attendait, avec une sourde peur, que le fichu s’écartât.
« Sont-ils assez petits comme cela ? demandait Mme de Jonquière, maternellement. Pourrez-vous les fourrer dans votre bouche ? »
Sous le fichu noir, une voix rauque grognait.
« Oui, oui, madame. »
Enfin, le fichu tomba, et Marie eut un frisson d’horreur. C’était un lupus, qui avait envahi le nez et la bouche, peu à peu grandi là, une ulcération lente s’étalant sans cesse sous les croûtes, dévorant les muqueuses. La tête allongée en museau de chien, avec ses cheveux rudes et ses gros yeux ronds, était devenue affreuse. Maintenant, les cartilages du nez se trouvaient presque mangés, la bouche s’était rétractée, tirée à gauche par l’enflure de la lèvre supérieure, pareille à une fente oblique, immonde et sans forme. Une sueur de sang, mêlée à du pus, coulait de l’énorme plaie livide.
« Oh ! voyez donc, Pierre ! » murmura Marie tremblante.
Le prêtre frémit à son tour, en regardant Élise Rouquet glisser avec précaution les petits morceaux de pain dans le trou saignant qui lui servait de bouche. Tout le wagon avait blêmi devant l’abominable apparition. Et la même pensée montait de toutes ces âmes gonflées d’espoir. Ah ! Vierge sainte, Vierge puissante, quel miracle, si un pareil mal guérissait !
« Mes enfants, ne songeons pas à nous, si nous voulons bien nous porter « , répéta sœur Hyacinthe.
Et elle fit dire le second chapelet, les cinq mystères douloureux : Jésus au Jardin des oliviers, Jésus flagellé, Jésus couronné d’épines, Jésus portant sa croix, Jésus mourant sur la croix. Puis, le cantique suivit : « Je mets ma confiance Vierge, en votre secours... »
On venait de traverser Blois, on roulait déjà depuis trois grandes heures. Et Marie, détournant les yeux d’Élise Rouquet, les arrêtait maintenant sur un homme qui occupait un coin de l’autre compartiment, à sa droite, celui où gisait le frère Isidore. À plusieurs reprises, elle l’avait remarqué, très pauvrement vêtu d’une vieille redingote noire, jeune encore, avec une barbe rare, grisonnante déjà ; et il semblait souffrir beaucoup, petit et amaigri, le visage décharné, couvert de sueur. Pourtant, il restait immobile, rentré dans son coin, ne parlant à personne, regardant fixement devant lui de ses yeux grands ouverts. Et, brusquement, elle s’aperçut que les paupières retombaient, et qu’il s’évanouissait.
Alors, elle attira l’attention de sœur Hyacinthe.
« Ma sœur, on dirait que ce monsieur se trouve mal.
– Où donc, ma chère enfant ?
– Là-bas, celui qui a la tête renversée. »
Ce fut une émotion, tous les pèlerins valides se mirent debout, pour voir. Et Mme de Jonquière eut l’idée de crier à Marthe, la sœur du frère Isidore, de taper dans les mains de l’homme.
« Questionnez-le, demandez-lui où il souffre. »
Marthe le secoua, lui posa des questions. Mais l’homme ne répondait pas, râlait, les yeux toujours clos.
Une voix effrayée s’éleva, disant :
« Je crois bien qu’il va passer. »
La peur grandit, des paroles se croisèrent, des conseils étaient donnés d’un bout à l’autre du wagon.
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