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[Paris, 25 novembre 1917]

 

Ma chère maman,

 

Merci de votre lettre.

Je viens de passer une journée charmante : j'ai déjeuné chez l'oncle Maurice13, puis suis allé rejoindre tante Anaïs qui vient d'arriver et m'avait donné rendez-vous et nous avons passé l'après-midi ensemble au bois. Maintenant je suis de retour à Saint-Louis un peu las car je n'ai presque pas pris le métro, préférant marcher à pied. (J'ai bien fait 15 km.)

Marie-Thérèse14 se marie jeudi : j'espère pouvoir y aller ce jour-là. J'ai reçu deux lettres très gentilles d'Odette de Sinetty. Je ne sais quand ils arriveront mais ça me fera plaisir de la revoir.

Comment allez-vous ? Ne vous fatiguez pas trop, maman chérie ; savez-vous, si je suis reçu en août, comme je serai officier en février, attaché soit au poste de Cherbourg, soit de Dunkerque, soit de Toulon, je louerai une petite maison et nous habiterons là tous les deux : on a trois jours de terre et quatre jours de mer, et pendant les trois jours de terre nous serons ensemble : ce sera la première fois que je serai seul dans la vie, et il me faudra bien ma maman pour me protéger, un peu, au commencement ! Nous serons très heureux, vous verrez. Ça durera quatre ou cinq mois avant que je ne parte pour tout de bon, et alors vous serez contente d'avoir eu quelque temps votre fils près de vous.

Il fait un brouillard opaque, pire qu'à Lyon, je n'aurais jamais cru ça.

Pouvez-vous m'envoyer les choses suivantes (les autorisations à acheter n'ont pas cours ici comme à Fribourg) :

1o Un chapeau melon (ou plutôt envoyez à madame Jordan de quoi m'en acheter un). Mais aussi 1oPâte dentifrice « Botot » ; 2o Lacets de souliers (achetés à Lyon, et non à Ambérieu où ils cassent) ; 3oDes timbres quoique j'en aie encore 12 (c'est moins pressé) ; 4o Béret de matelot.

Mais comme je sors ce jeudi-ci, pour la seule et unique fois, c'est le jour où en profiter pour le chapeau melon et le béret (il me faut un chapeau pour sortir dimanche avec Yvonne). Écrivez donc un mot aujourd'hui lundi à madame Jordan, avec de l'argent, de façon à ce qu'il arrive avant jeudi et que je puisse m'acheter ce jour-là le chapeau melon, urgent, et le béret, urgent aussi pour la préparation militaire.

Je n'ai guère autre chose à vous dire. On nous rend demain la première composition de français. Je vous écrirai ma place.

Au revoir, maman chérie, je vous embrasse de tout mon cœur, écrivez-moi.

Votre fils qui vous aime,

 

ANTOINE.

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[Paris, Lycée Saint-Louis, 1917]

 

Ma chère maman,

 

Vous me promettiez de m'écrire tous les jours ! Et je n'ai rien depuis longtemps...

Nous sommes jeudi, dans trois jours, dimanche, je déjeune chez Madame de Menthon15 qui m'a invité, j'étais allé la voir et y avais laissé ma carte n'ayant trouvé personne, quelle chance.

Il fait un temps triste et sale. Les soirs sont maintenant lugubres, tout Paris est peint en bleu... Les trams ont leur lumière bleue, au lycée Saint-Louis, les lumières des corridors sont bleues, bref, c'est d'un effet étrange... et je ne crois pas que cela doive gêner beaucoup les boches. Cependant si. Quand maintenant on regarde Paris d'une fenêtre élevée on dirait une grande tache d'encre, pas un reflet, pas un halo, c'est merveilleux comme degré de non-luminosité ! Contravention à tous les gens qui auraient une fenêtre sur la rue éclairée ! Il faut d'énormes rideaux !

Je viens de lire un peu de Bible : quelle merveille, quelle simplicité puissante de style et quelle poésie souvent. Les commandements qui ont bien 25 pages, sont des chefs-d'œuvre de législation et de bon sens. Partout les lois de la morale éclatent dans leur utilité et leur beauté : c'est splendide.

Avez-vous lu les Proverbes de Salomon ? Et le Cantique des Cantiques, quelle belle chose ! Il y a de tout dans ce livre on y trouve même souvent un pessimisme autrement profond et autrement vrai que celui des auteurs qui ont pris ce genre-là par chic. Avez-vous lu l'Ecclésiaste ?

Je vous quitte.