Mais maintenant que je vous regarde de nouveau, Polwarth, je ne reviens pas de ma surprise. Cet uniforme… il n’est pas possible que vous soyez passé maintenant dans l’infanterie légère.
– Et pourquoi pas, s’il vous plaît ? répondit le capitaine avec beaucoup de gravité ; qu’y aurait-il donc de si étonnant ? Est-ce que je ne fais pas honneur à l’uniforme ? ou bien l’uniforme ne me fait-il pas honneur ? car je vois que vous mourez d’envie de rire. Oh ! ne vous gênez pas, Lionel, riez librement ; j’y suis accoutumé depuis trois jours. Mais qu’y a-t-il donc de si singulier, après tout, que Peter Polwarth commande une compagnie d’infanterie légère ? N’ai-je pas cinq pieds dix lignes, juste la taille voulue ?
– Vous paraissez avoir pris si exactement les degrés de longitude de votre personne, que je ne doute point que vous ne portiez sur vous un des chronomètres d’Harisson. Ne vous est-il jamais venu dans l’idée de vous servir aussi du quart de cercle ?
– Pour prendre ma latitude ? je vous comprends, Lionel. Eh bien ! parce que je suis un peu rondelet, comme ma très-chère mère la terre, s’ensuit-il que je ne saurais commander une compagnie d’infanterie légère ?
– Oh ! si fait, tout comme Josué commanda au soleil. Mais l’obéissance de la planète n’est pas un plus grand miracle à mes yeux que de vous voir dans cet appareil.
– Eh bien ! donc, le mystère va être expliqué ; mais commençons par nous asseoir, dit le capitaine Polwarth en s’établissant avec beaucoup de sang-froid à la place qu’avait occupée si récemment le vieillard ; un vrai soldat aime à réserver ses forces pour le moment du besoin… J’ai dit aime, je crois ? eh bien ! voilà précisément où j’en voulais venir. Oui, mon cher, je suis amoureux.
– Voilà ce qui me surprend.
– Mais ce qui vous surprendra bien plus encore, c’est que je voudrais bien en venir au mariage.
– Pour le coup, il faut que ce soit une femme peu ordinaire pour inspirer de semblables désirs au capitaine Polwarth, du 47e, et de Polwarth-Hall !
– C’est une femme charmante, major Lincoln, dit l’amant gastronome avec une gravité soudaine, qui contrastait avec son ton habituel. Pour la taille, on peut dire qu’elle est faite au tour. Quand elle est pensive, elle marche avec la gravité d’un coq de bruyère ; quand elle court, c’est avec la légèreté d’une perdrix ; et quand elle est en repos, je ne saurais la comparer qu’à un plat de venaison, plein de goût et de saveur, dont ou ne saurait jamais avoir assez.
– Vous m’avez fait, pour me servir de vos métaphores, un portrait si appétissant de la personne, que je brûle de connaître aussi son caractère.
– Mes métaphores ne sont pas toujours très-poétiques, mais ce sont les premières qui se présentent à mon esprit, et du moins elles sont prises dans la nature. Ses qualités surpassent encore de beaucoup ses attraits. D’abord elle a de l’esprit ; ensuite elle est impertinente en diable ; enfin, c’est la petite traîtresse la mieux conditionnée envers le roi George qu’il y ait dans tout Boston.
– Singulière recommandation auprès d’un officier de Sa Majesté.
– Sans doute, mon cher, la plus infaillible de toutes. C’est comme une sauce piquante qui réveille l’appétit et donne aux mets plus de saveur. Sa trahison, voyez-vous (car ce n’est rien moins en vérité), est une espèce d’acide qui sert à donner encore plus de force à mon dévouement, et son esprit piquant, se mêlant à la douceur de mon caractère, forme une sorte de combinaison agréable, qui rappelle assez la composition d’un sorbet.
– Il y aurait folie à moi de vouloir contester les charmes d’une semblable femme, reprit Lionel qui s’amusait beaucoup du ton tout à la fois grave et comique du capitaine ; mais parlons un peu de ses relations avec l’infanterie légère. Ne serait-elle pas aussi des troupes légères de son sexe, Polwarth ?
– Excusez-moi, major Lincoln, je ne saurais plaisanter sur ce sujet. Miss Danforth est de l’une des meilleures familles de Boston.
– Miss Danforth ! ce n’est sûrement pas d’Agnès que vous voulez parler ?
– D’elle-même, s’écria Polwarth avec surprise ; comment diable la connaissez-vous donc ?
– Oh ! simplement parce qu’elle m’est tant soit peu cousine, et que nous habitons la même maison. Nous sommes parents à un égal degré de Mrs Lechmere, et la bonne dame a voulu que j’acceptasse un logement chez elle dans Tremont-Street.
– Parbleu ! j’en suis charmé ; pour cette fois nos relations pourront avoir un but un peu plus honorable que de boire et de manger. Mais venons-en à l’objet en question. Il courait certains bruits sur ma corpulence que j’ai cru prudent d’arrêter dès le principe.
– Pour cela vous n’aviez qu’à paraître plus mince.
– Et ne trouvez-vous pas que je le parais en effet dans cet uniforme plus convenable ? Mais, pour vous parler sérieusement, Lionel, car je puis m’ouvrir librement à vous, vous savez quels gaillards nous sommes dans le 47e ; qu’on vous donne encore un sobriquet ridicule, vous l’emportez au tombeau, quelque fâcheux qu’il puisse vous paraître.
– Assurément il est un moyen d’imposer silence aux méchantes langues, dit Lionel d’un ton grave.
– Oui, sans doute ; mais, bah ! un homme n’aime pas à aller se battre pour une livre de graisse de plus ou de moins. Tout dépend au reste des premières impressions, et ce sont celles qu’il faut chercher à détruire. Mais qui croirait, je vous le demande, à moins d’être de force à croire que le grand Caire est un village, et que le grand Turc et le grand Mogol sont des petits garçons, qui croirait, dis-je, sur un simple ouï-dire, que le capitaine Polwarth, de l’infanterie légère, pèse cent quatre-vingts livres !
– Allons, vous pouvez bien en ajouter encore une vingtaine.
– Pas une de plus, je vous jure. J’ai été pesé en présence de tous mes camarades, pas plus tard que la semaine dernière, et depuis lors j’ai bien dû perdre encore une once, car tous ces levers de bonne heure ne sont nullement propres à engraisser un homme. J’étais en robe de chambre, comme vous supposez bien, Lionel, car nous ne nous amusons point, nous, pour ces sortes d’épreuves, à nous surcharger de bottes et de ceinturon, comme vous autres qui ne pesez pas plus qu’une plume.
– Mais je m’étonne que le colonel Nesbitt ait pu consentir à votre nomination, dit Lionel ; il aime que ses officiers aient un peu de tenue, et qu’ils figurent.
– Eh bien ! justement, il a trouvé son homme, s’écria le capitaine, et je vous assure qu’à la parade je figure plus qu’aucun officier du régiment. Mais il faut que je vous dise un secret à l’oreille : il y a eu ici dernièrement une vilaine affaire, dans laquelle le 47e n’a pas cueilli de nouveaux lauriers ; je veux parler de cet indigène qu’on s’est amusé à enduire de poix et à rouler ensuite dans des plumes, à cause d’un vieux mousquet rouillé.
– J’ai déjà ouï parler de cette affaire, dit Lionel, et hier soir j’ai entendu avec peine des soldats qui commettaient quelques excès s’autoriser de l’exemple de leur commandant.
– Chut ! c’est un sujet délicat. Eh bien ! donc, cette affaire de poix et de goudron a mis le colonel en assez mauvaise odeur à Boston, surtout parmi les femmes ; aussi sommes-nous tous au plus mal dans leurs bonnes grâces. J’ai cependant le bonheur de faire exception, et il n’y a pas dans toute l’armée un officier qui se soit fait plus d’amis dans la place que votre humble serviteur. J’ai su faire valoir ma popularité, qui n’est pas un médiocre avantage dans les circonstances actuelles ! et, à force de promesses et de protections secrètes, j’ai obtenu une compagnie, faveur à laquelle le rang que j’occupais dans la cavalerie me donnait, comme vous savez, des droits incontestables.
– Voilà une explication tout à fait satisfaisante, et je regarde l’entier succès de vos démarches comme une preuve certaine que la paix ne sera pas troublée. Gage n’aurait certainement pas autorisé votre changement de corps s’il avait en vue quelques opérations qui demandassent de l’activité.
– Ma foi, je crois que vous avez plus d’à moitié raison. Voilà plus de dix ans que les Yankies{27} pérorent, qu’ils prennent des résolutions, qu’ils les approuvent, comme ils disent ; et à quoi tout cela a-t-il abouti ? Ce n’est pas que les choses n’aillent tous les jours de mal en pis ; mais Jonathas{28} est une véritable énigme pour moi. Vous vous souvenez que quand nous étions ensemble dans la cavalerie… Dieu me pardonne le suicide que j’ai commis en passant dans la ligne ; ce que je n’aurais jamais fait si j’avais pu trouver dans toute l’Angleterre un cheval qui eût l’allure douce et qui ne démontât pas son cavalier… Mais enfin, vous vous souvenez qu’alors, si la populace était mécontente d’une nouvelle taxe ou de la stagnation des affaires, elle s’ameutait aussitôt, brûlait une ou deux maisons, mettait en fuite un magistrat, allait même parfois jusqu’à assommer un constable… Alors nous arrivions au grand galop, nous brandissions nos épées, et nous avions bientôt balayé la place de toute cette canaille en guenilles.
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