Il s’y allongea, dénoua son foulard de laine et ferma les yeux. Le temps qu’une personne qui n’était pas habituée au travail physique décide de quel côté se coucher, le fermier Oak dormait.

Tel qu’il se présentait en cet instant, l’intérieur de la cabane était douillet et charmant ; en sus de la bougie, la langue de feu écarlate du foyer, se reflétant sur tout ce qu’elle pouvait trouver, donnait aux ustensiles et aux outils des couleurs enjouées. La houlette du berger était appuyée contre un mur. Sur une étagère en face étaient disposées des bouteilles et des boîtes en fer-blanc contenant les préparations simples qu’on utilisait pour opérer et soigner les ovins : de l’esprit-de-vin, de la térébenthine, de la poix liquide, de la magnésie, du gingembre et, en tout premier lieu, de l’huile de castor. Sur une tablette triangulaire disposée dans un coin se trouvaient du pain, du bacon, du fromage et une tasse pour l’ale ou le cidre, qu’il prenait dans un flacon placé en dessous. A côté de ces provisions était posée la flûte, dont le berger solitaire venait juste de tirer quelques notes pour se distraire de ses moments d’ennui. La maison était aérée par deux trous ronds, pareils aux hublots de la cabine d’un bateau, garnis de volets de bois.

L’agneau, revigoré par la chaleur, commença à bêler et ce bruit parvint aux oreilles de Gabriel, qui l’attendait et comprit donc aussitôt ce qu’il signifiait. Passant d’un profond sommeil à un état de veille parfaitement alerte avec la même facilité qu’en sens inverse, il regarda sa montre, se rendit compte que la petite aiguille avait glissé une fois encore, coiffa son chapeau, prit l’agneau dans ses bras et l’emporta dans les ténèbres. Après avoir déposé la petite créature auprès de sa mère, il resta pour scruter le ciel, afin de savoir quelle heure il était grâce à la position des étoiles.

Les étoiles du Grand Chien et Aldébaran, en direction des remuantes Pléiades, avaient parcouru la moitié de leur course vers le sud et entre elles campait Orion, constellation magnifique qui brillait avec plus d’éclat que jamais, à présent qu’elle montait au- dessus du paysage. Castor et Pollux, avec leur lueur paisible, étaient presque sur le méridien : le Carré de Pégase, lugubre et désolé, rampait vers le nord-ouest ; au loin, au-dessus du champ cultivé, Vega scintillait comme une lampe suspendue au milieu d’arbres défeuillés, et la chaise de Cassiopée trônait en équilibre délicat au-dessus des rameaux des cimes.

-  Une heure, dit Oak.

N’étant pas homme à penser bien souvent que la vie qu’il menait possédait un certain charme, il resta immobile à contempler le ciel non plus comme un instrument de calcul, mais d’un regard appréciateur, comme devant une œuvre d’art d’une beauté incomparable. L’espace d’un instant, il parut touché par la solitude éloquente du paysage, ou plutôt par l’absence en lui de tous les sons, de tous les signes révélant la présence de l’homme. Les formes humaines, les interférences, les soucis et les joies avaient comme disparu et il semblait désormais le seul être sensible sur l’hémisphère du globe plongé dans l’obscurité. Il pouvait imaginer que tous les autres avaient rejoint la partie ensoleillée de la planète.

Ainsi occupé, les yeux grands ouverts, Oak se rendit compte peu à peu que ce qu’il avait d’abord pris pour une étoile basse, à la lisière du champ, était en réalité tout autre chose. C’était une lumière artificielle, presque à portée de main.

Se retrouver totalement seul la nuit alors qu’on désire et espère avoir de la compagnie fait peur à certains ; mais se découvrir une compagnie mystérieuse quand l’intuition, les sens, la mémoire, l’analogie, le témoignage, la probabilité et la déduction - toutes les formes de preuves figurant sur la liste du logicien - se sont alliés pour vous convaincre que vous êtes totalement isolé, est une épreuve qui porte bien davantage sur les nerfs.

Le fermier Oak se dirigea vers le bois et poussa à travers les branches inférieures du côté où soufflait le vent. Une masse obscure au pied du coteau lui rappela qu’un hangar s’y trouvait, dans une échancrure du versant de la colline, de sorte qu’au fond du bâtiment le toit était presque au niveau du sol. La façade était constituée de planches clouées à des piquets et recouvertes d’un goudron protecteur. À travers les fentes du toit et des murs s’échappaient des rais et des points de lumière, qui faisaient naître la clarté qui l’avait attiré. Oak marcha jusqu’au mur du fond.

Penché sur le toit et posant un œil contre un trou, il put voir distinctement à l’intérieur.

L’endroit abritait deux femmes et deux vaches. A côté de ces dernières était posé un seau contenant du son mouillé encore fumant. L’une des femmes était d’âge mûr. L’autre était apparemment jeune et gracieuse ; il ne pouvait se former une idée de ses traits, car elle se trouvait juste en dessous de son poste d’observation, de sorte qu’il ne la voyait qu’à vol d’oiseau, comme le Satan de Milton vit pour la première fois le Paradis. Elle ne portait ni bonnet ni chapeau mais s’était enveloppée dans un grand manteau, qu’elle avait soigneusement disposé sur sa tête pour la couvrir.

- Voilà, nous allons pouvoir rentrer, dit la plus âgée des deux, en mettant les poings sur les hanches et en embrassant la scène du regard. J’espère que Daisy ira mieux. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie, mais je ne me soucie pas d’être dérangée en plein repos si elle récupère.

La jeune femme, dont les paupières étaient de toute évidence prêtes à se refermer pour peu que le silence s’installât, bâilla sans écarter les lèvres au-delà de ce qu’autorisait la bienséance, entraînant Gabriel, qui bâilla légèrement à son tour, par sympathie.

- Je voudrais que nous soyons assez riches pour payer un homme pour ces besognes, dit-elle.

- Comme nous ne le sommes pas, nous devons le faire nous-mêmes, répondit l’autre, et si tu restes, tu seras obligée de m’aider.

- Eh bien, mon chapeau est parti, lui, poursuivit la cadette. Il est passé par-dessus la haie, je crois. Un coup de vent l’a emporté.

La vache qui se tenait debout était de la race du Devonshire ; elle était recouverte d’un cuir épais et chaud d’un riche rouge indien, absolument uniforme des yeux à la queue, comme si l’animal avait été trempé dans un bain de cette couleur. Sa longue échine était rigoureusement plane. L’autre était tachetée de gris et de blanc. À côté d’elle, Oak remarqua un petit veau à peine âgé d’un jour, qui fixait bêtement les deux femmes, montrant par là qu’il était tout juste habitué à voir. Il se tournait souvent vers la lanterne, qu’il prenait apparemment pour la lune, l’instinct n’ayant pas encore eu le loisir d’être corrigé par l’expérience. Entre les moutons et les vaches, Lucine[5] avait eu fort à faire du côté de Norcombe Hill.

- Je crois que nous ferions mieux d’aller chercher de l’avoine, déclara la plus âgée des deux femmes, il n’y a plus de son.

- Oui, tante. Je partirai à cheval sitôt qu’il fera jour.

- Mais il n’y a pas de selle de dame.

- Je peux monter avec l’autre : faites-moi confiance.

En entendant cette discussion, Oak fut encore plus curieux d’observer les traits de la jeune femme, mais le capuchon formé par le manteau et sa position en surplomb l’en empêchant, il dut recourir à son imagination pour se les figurer. Même quand nous avons une perspective horizontale et dégagée, nous construisons et façonnons à notre idée ce que perçoivent nos yeux. Si Gabriel avait pu voir distinctement la jeune fille d’entrée de jeu, il l’aurait trouvée plus ou moins jolie selon que son âme, en cet instant, avait besoin d’une déesse ou en était déjà pourvue.