Accomplir cette mission sera le but et la destinée de Fernão de Magelhães.

CHAPITRE II

 

Magellan aux Indes

(mars 1505 - juin 1512)

 

 

 

Les premiers vaisseaux qui quittèrent Lisbonne en descendant le Tage pour s’élancer vers l’inconnu avaient servi à la découverte de territoires ; les seconds ne cherchaient qu’à commercer paisiblement avec les nouveaux pays. La troisième flotte, par contre, est déjà équipée militairement. C’est ainsi que le 25 mars 1505 marque le début d’une ère de colonisation dont l’activité se déroulera invariablement en trois temps. Le même processus se répétera pendant des siècles : on construit d’abord une factorerie, puis une forteresse, soi-disant pour la protéger. En premier lieu on se livre à de pacifiques échanges avec les souverains indigènes, ensuite, dès qu’on a amené suffisamment de soldats, on spolie tout bonnement ces princes de leurs États et l’on s’empare des denrées du pays. Dix ans de succès ont fait oublier au Portugal qu’à l’origine son seul désir était d’acquérir une modeste place dans le commerce des épices. Mais les bonnes résolutions s’effacent rapidement avec la réussite ; du jour où Vasco de Gama a débarqué aux Indes, le Portugal veut le gâteau pour lui seul et regarde l’Afrique, l’Inde et le Brésil comme sa propriété. De Gibraltar à Singapour et jusqu’en Chine aucun bâtiment n’a le droit de sillonner les mers, personne ne peut faire de commerce sur une moitié du globe s’il n’appartient à la plus infime nation de la petite Europe.

C’est pourquoi un spectacle magnifique se déroule en cette journée du 25 mars 1505, où la première flotte de guerre portugaise quitte Lisbonne pour conquérir un nouvel empire, spectacle seulement comparable dans l’histoire à celui d’Alexandre franchissant l’Hellespont. La tâche qu’elle se propose n’est pas moins présomptueuse : l’asservissement d’un monde. Vingt bâtiments attendent toutes voiles dehors l’ordre de lever l’ancre, vingt bâtiments qui n’ont rien de commun avec les légères embarcations ouvertes du temps d’Henrique et qui sont de grands et lourds galions possédant de hauts gaillards d’avant et d’arrière, de puissants voiliers à trois et quatre mâts, aux équipages considérables. A bord, outre plusieurs centaines de marins exercés à la guerre, on ne compte pas moins de cinq cents soldats armés de pied en cap et de deux cents bombardiers ; on a embarqué en outre des charpentiers et toutes sortes d’ouvriers avec l’outillage voulu pour construire sur place de nouveaux bateaux dès qu’on sera aux Indes.

On conçoit d’emblée qu’une flotte aussi gigantesque ait un but grandiose : la prise de possession définitive de l’Orient. Ce n’est pas en vain que le titre de vice-roi des Indes a été conféré à l’amiral Francisco de Almeida ni par hasard que le premier héros et le premier navigateur du Portugal, Vasco de Gama, « l’Amiral des mers de l’Inde » a choisi et vérifié les équipements. La mission militaire d’Almeida est d’une clarté limpide : détruire et raser toutes les villes de commerce musulmanes de l’Inde et de l’Afrique, édifier des forteresses sur chaque point d’appui et y laisser une garnison. Il doit – l’Angleterre reprendra cette idée politique – occuper toutes les issues et passages, garder tous les détroits, de Gibraltar à Singapour, fermer la mer Rouge, le golfe Persique et l’océan Indien au négoce étranger. De plus, il a l’ordre d’anéantir la puissance maritime du sultan d’Égypte, des radjahs de l’Inde et de maintenir tous les ports sous un contrôle extrêmement sévère pour qu’à partir de l’an de grâce 1505 tout navire ne battant pas pavillon portugais ne puisse plus transporter un seul grain d’épice. L’entreprise militaire marche en outre de pair avec une mission idéale : répandre le christianisme dans tous les pays conquis. C’est pourquoi ce départ offre également le cérémonial d’une croisade. Dans la cathédrale le roi remet de sa propre main à Francisco de Almeida la bannière en damas blanc, ornée de la croix qui doit flotter victorieusement sur tous les pays maures et païens. L’amiral la reçoit à genoux et, derrière lui, agenouillés également, ses quinze cents hommes, tous purifiés par la communion, prêtent serment de fidélité à leur souverain temporel, le roi de Portugal, ainsi qu’à leur souverain céleste, sous l’autorité desquels ils vont placer de nouveaux empires. Ensuite, solennelle comme une procession, l’armée traverse la ville pour se rendre au port ; les canons tirent une salve d’adieu et les vaisseaux descendent majestueusement le Tage vers la haute mer, que leur amiral a juré de conquérir d’un bout à l’autre.

Parmi les quinze cents soldats qui se sont agenouillés, le front incliné, devant l’autel et ont levé la main pour prêter le serment de fidélité se trouve un jeune homme de vingt-quatre ans au nom encore obscur : Fernão de Magalhães. Tout ce qu’on connaît de ses origines c’est qu’il est né en 1480. Mais le lieu de sa naissance est déjà l’objet de contestations : de récentes recherches ont démontré que l’affirmation selon laquelle il serait né à Sabrosa, dans la province de Tras los Montes, est inexacte : en effet le prétendu testament d’où l’on avait tiré cette assertion a été définitivement reconnu apocryphe. Il semble beaucoup plus probable qu’il soit né à Oporto. On ne sait rien non plus de sa famille, sauf qu’elle devait être noble, mais n’appartenait sans doute qu’au quatrième rang de la noblesse, aux « fidalgos de cota de armes » ; toutefois son extraction accordait à Magellan le droit de posséder ses armoiries et de les transmettre à ses héritiers, de même que celui d’aller à la cour. Il aurait servi dans son enfance, croit-on, comme page auprès de la reine Éléonore, ce qui ne prouve d’ailleurs nullement qu’il ait occupé ensuite une position importante au palais. Car lorsqu’il entre dans la flotte, à l’âge de vingt-quatre ans, il n’est que simple « sobresalente », un de ces « soldats inconnus » qui partent par milliers à la conquête de l’univers, dont une douzaine seulement reviennent et dont un seul accapare l’immortelle gloire de leurs communes prouesses.

Magellan, au cours de cette expédition, n’est qu’un des quinze cents hommes de l’amiral de Almeida et rien de plus. On cherche en vain son nom dans les chroniques de la guerre des Indes, et, sincèrement, on ne peut rien dire de toutes ces années, sinon qu’elles ont dû être pour lui d’incomparables années d’apprentissage. On ne ménage pas un « sobresalente » et on l’emploie à toutes les besognes : il doit arriser les voiles pendant le grain et actionner les pompes, courir aujourd’hui à l’assaut d’une ville, et demain pelleter du sable pour la construction d’un retranchement. Il doit porter les marchandises au marché, monter la garde dans les factoreries, manier la sonde et l’épée, obéir et commander. Mais en servant à tout, il apprend tout et devient en même temps soldat, marin, marchand, psychologue, géographe, océanographe et astronome.