Les deux enfants acceptent d’abord avec reconnaissance ce superbe présent. Mais bientôt le Portugal ressent de l’inquiétude et demande que la limite soit légèrement reculée vers l’Occident. Cette requête est exaucée par le traité de Tordesillas (7 juin 1494), qui recule la ligne de démarcation de deux cent soixante-dix léguas vers l’ouest (clause qui octroie au Portugal le Brésil non encore découvert à l’époque).
Si grotesque que puisse paraître à première vue une pareille libéralité, qui confère la presque totalité du monde à deux nations sans tenir compte des autres, il n’en faut cependant pas moins admirer dans cette solution pacifique, qui aplanit un conflit sans recourir à la violence, un des rares actes raisonnables de l’Histoire. Effectivement le pacte de Tordesillas évitera pendant de nombreuses années toute guerre coloniale entre l’Espagne et le Portugal, bien que cet arrangement soit condamné d’avance à n’être que provisoire. Mais où se trouvent les îles tant recherchées, les précieuses îles des épices ? A l’est ou à l’ouest de la ligne de démarcation ? Du côté du Portugal ou du côté de l’Espagne ? C’est ce qu’ignorent à ce moment-là pape, rois et savants, parce que personne n’a encore mesuré la circonférence de la terre et parce que l’Église ne veut reconnaître à aucun prix qu’elle soit ronde. Mais avant la décision finale les deux nations auront fort à faire pour avaler les deux monstrueux morceaux que le destin leur a jetés en pâture : à la petite Espagne, la gigantesque Amérique ; au minuscule Portugal les Indes et l’Afrique !

Le succès de Colomb a provoqué en Europe un étonnement sans bornes. Un désir fou d’aventures et de découvertes comme on n’en a jamais vu s’empare des gens : toujours la réussite d’un individu courageux suscite la vaillance et la bravoure de sa génération. Tous ceux qui sont mécontents de leur état et de leur position, tous ceux qui se croient méconnus et sont trop impatients pour attendre, les cadets de famille, les officiers sans emploi, les bâtards des grands seigneurs et les sombres compagnons que la justice recherche, tous veulent partir pour le Nouveau Monde. Princes, négociants, spéculateurs arment tout ce qu’ils peuvent comme bateaux, il faut séparer de force aventuriers et mercenaires qui jouent du couteau pour être enrôlés les uns avant les autres. Jadis Henrique devait recourir aux offices du pape pour pouvoir recruter une poignée de matelots ; aujourd’hui des villages entiers s’acheminent vers les ports ; les capitaines et les patrons des navires marchands ne savent plus où donner de la tête. Les expéditions se suivent sans arrêt, et de nouvelles îles, de nouvelles terres émergent de tous côtés comme par enchantement, au Nord, au Sud, à l’Est, à l’Ouest, les unes prisonnières des glaces, les autres couvertes de palmiers. En l’espace de vingt ou trente années, les quelques centaines de petits vaisseaux partis de Cadix, de Palos, de Lisbonne découvrent plus de continents que l’humanité entière au cours des siècles précédents. Quel inoubliable, quel incomparable calendrier nous offre cette époque de découvertes : en 1498, Vasco de Gama – « au service de Dieu et pour le profit de la couronne portugaise », comme le dit avec orgueil le roi Manoel – atteint les Indes et débarque à Calicut, la même année Cabot, capitaine au service de l’Angleterre, aborde Terre-Neuve et du même coup la côte américaine. Un an plus tard, Pinzon, pour le compte de l’Espagne, et Cabral, pour celui du Portugal, simultanément et indépendamment l’un de l’autre découvrent le Brésil, cependant que Gaspar Cortereal, successeur des Vikings, redécouvre le Labrador cinq cents ans après eux. Les événements se succèdent au même rythme : dans les premières années du siècle qui suit deux expéditions portugaises (Americ Vespuce fait partie de l’une d’elles) descendent le long de la côte sud-américaine jusqu’à proximité du Rio de la Plata. En 1506, les Portugais découvrent Madagascar, en 1507 l’île Maurice ; en 1509 ils touchent Malacca dont ils s’emparent en 1511 et ainsi tiennent déjà la clef de l’Archipel malais. En 1512 Ponce de Léon pénètre en Floride ; en 1515, des hauteurs du Darien, Nunez de Balboa est le premier Européen qui aperçoit l’océan Pacifique. A partir de ce moment l’humanité connaît toutes ses mers. Dans une courte période de cent années la marine européenne a plusieurs fois centuplé ses possibilités. Alors qu’en 1418, sous Henrique, la nouvelle que les premières « barcas » avaient atteint Madère avait fait sensation, en 1518, les vaisseaux portugais – que l’on compare ces deux distances sur la carte – mouillent déjà à Canton et au Japon. Bientôt un voyage aux Indes présentera moins de risques qu’autrefois un voyage au cap Bojador. Soumise à un rythme aussi vertigineux, la face du monde se transforme et se précise d’année en année, de mois en mois. Cartographes et cosmographes travaillent sans répit dans les ateliers d’Augsbourg sans pouvoir suffire aux commandes. On leur arrache des mains les épreuves encore humides et non révisées. Chacun veut être renseigné sur les « mondes nouveaux ». A peine les cosmographes ont-ils dessiné leurs cartes d’après les plus récentes informations que de nouvelles communications, de nouveaux rapports arrivent. Tout est bouleversé, tout est à refaire : ce qu’on prenait pour une île était une presqu’île, ce qu’on croyait être les Indes était un continent ignoré ; il faut indiquer de nouveaux fleuves, de nouvelles montagnes. Jamais la géographie, la cosmographie n’ont connu, jamais elles ne connaîtront plus un progrès aussi accéléré, aussi enivrant, aussi triomphal que pendant cette période de cinquante années au cours de laquelle ont été déterminées la forme et la configuration définitives de la terre, où l’humanité découvre la planète sur laquelle elle s’agite depuis des temps incalculables. Cette tâche formidable est l’oeuvre d’une seule génération ; ses marins ont surmonté tous les dangers pour frayer la route à leurs successeurs ; ses conquistadores ont conquis des continents et des mers, ses héros ont résolu tous les problèmes ou presque. Un seul exploit reste encore à réaliser, le dernier, le plus beau, le plus difficile : faire sur un seul et même navire le tour du globe, prouver envers et contre tous les cosmographes et les théologiens du passé la sphéricité de la terre.
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