Bref, la destinée, qui lui réserve les plus hautes missions, le mêle aux plus grands événements qui ont abouti à la longue suprématie de sa nation et à la transfiguration de l’univers. Après quelques escarmouches qui sont plutôt des rapines que de véritables combats, Magellan reçoit définitivement le baptême du feu à la bataille navale de Cannanore (16 mars 1506).
Cette bataille représente une heure décisive dans l’histoire des guerres coloniales portugaises. Le zamorin de Calicut avait amicalement accueilli Vasco de Gama lors de son premier débarquement (1498) et s’était montré disposé à faire du commerce avec le Portugal. Mais lorsque les Portugais revinrent quelques années plus tard sur des vaisseaux plus grands et mieux armés le zamorin se rendit vite compte qu’ils aspiraient à s’emparer des Indes. Les négociants indiens et musulmans voient avec frayeur l’intrusion de ce brochet vorace dans leur paisible vivier, car les étrangers se sont soudain emparés de toutes les mers. Aucun navire n’ose plus sortir des ports par crainte de ces pirates brutaux, le commerce des épices s’arrête, les caravanes pour l’Égypte ne partent plus ; on sent jusqu’au Rialto de Venise qu’une main violente et rude a rompu la chaîne. Le sultan d’Égypte, qui voit fondre ses revenus douaniers, essaye tout d’abord d’une menace pacifique. Il écrit au pape que si les Portugais continuent de faire la loi dans l’océan Indien, il détruira par mesure de représailles le Saint Sépulcre, à Jérusalem. Mais ni roi, ni pape, ni empereur n’ont plus aucune autorité devant la volonté impérialiste du Portugal. On ne peut refouler ces conquérants que par la violence ; il ne reste plus aux Orientaux spoliés qu’à se rassembler et à les exterminer avant qu’ils se soient définitivement installés aux Indes. Le zamorin de Calicut prépare l’attaque, secrètement soutenu par le sultan d’Egypte et sans doute aussi par les Vénitiens, qui lui envoient en sous-main – l’or pèse plus lourd que le sang – des fondeurs de canons et des canonniers. La flotte chrétienne sera assaillie à l’improviste et anéantie d’un seul coup.
Mais souvent la présence d’esprit et l’énergie d’une figure de second plan, l’intervention d’un personnage jusque-là très effacé décident de plusieurs siècles d’histoire. Un heureux hasard sauve les Portugais. En ce temps-là errait de par le monde un aventurier italien, sympathique par son courage et sa juvénilité, du nom de Lodovico Varthema. Ce n’était ni l’appât du gain ni l’ambition qui avaient poussé ce jeune homme à s’expatrier, mais un amour inné, instinctif, des voyages. « D’esprit lourd et peu enclin à étudier dans les livres », dit-il de lui sans aucune fausse honte, il avait résolu « de voir de ses propres yeux les différents pays de la terre, car les rapports d’un seul témoin oculaire ont plus de valeur que tous les racontars ». C’est ainsi que l’intrépide Varthema réussit à s’introduire dans La Mecque, ville interdite aux infidèles (il est le premier Européen à avoir accompli cet acte audacieux et le récit qu’il en a fait reste encore aujourd’hui la description type de la Casbah), puis, après avoir couru mille dangers mortels, gagne non seulement l’Inde, Sumatra et Bornéo, où Marco Polo l’avait précédé, mais – ceci aura une influence décisive sur l’exploit de Magellan – il est aussi le premier Européen à avoir visité les mystérieuses îles des épices. A son retour, qu’il effectue sous l’habit d’un prêtre musulman, il apprend à Calicut, de la bouche de deux renégats chrétiens, le coup de main que le zamorin prépare contre les Portugais. Obéissant à un sentiment de solidarité chrétienne, il rejoint ceux-ci au péril de sa vie, et par bonheur son avertissement arrive à temps. Le 15 mars 1506, tandis que les deux cents navires du zamorin espèrent surprendre les onze vaisseaux des Portugais, ceux-ci sont déjà rangés en ordre de bataille. C’est le plus rude combat que le Portugal aura soutenu jusqu’ici et c’est avec quatre-vingts morts et deux cents blessés (chiffre énorme pour ces premières guerres coloniales) que le Portugal paye une victoire qui lui assure définitivement la suprématie sur les côtes de l’Inde.
Magellan se trouve parmi les deux cents blessés : pendant ces années d’obscurité son destin veut qu’il récolte plus de blessures que de distinctions. On l’expédie d’abord avec les autres en Afrique. Ici sa trace se perd complètement : qui donc prendrait note de ce qui arrive à un simple « sobresalente » ? De toute façon il a dû faire partie d’un contingent de rapatriés ; il est probablement rentré à Lisbonne pendant l’été 1507 sur le même bâtiment que Varthema. Mais la passion des voyages le reprend bientôt. Il se sent dépaysé au Portugal et son bref congé se passe à attendre avec impatience le départ de la nouvelle flotte des Indes qui le ramènera au sein de sa véritable patrie : l’aventure.

Cette nouvelle flotte avec laquelle Magellan retourne aux Indes a une mission particulière. Son illustre compagnon de bord, Lodovico Varthema, a sans doute renseigné la cour sur l’opulence de la ville de Malacca et lui a fourni des indications précises sur les introuvables îles des épices. Grâce à ces informations, on sait maintenant à la cour de Portugal que la conquête de l’Inde et de ses trésors ne sera pas complète tant qu’on ne se sera pas emparé des fameuses îles, et que la chose est impossible si on n’en possède pas la clef : le détroit et la ville de Malacca. Cependant, au lieu d’envoyer immédiatement une flotte de guerre, on a recours à une ruse infaillible : on charge Lopez de Sequeira de s’approcher prudemment de Malacca avec ses quatre vaisseaux, de reconnaître le terrain et de se présenter sous le masque rassurant d’un paisible marchand.
Sans incident notable la petite flotte atteint les Indes en avril 1509. Le voyage à Calicut, cette incomparable prouesse qui valut à Vasco de Gama les honneurs de l’histoire et de la poésie, est refait, moins de dix ans après, par le premier capitaine venu de la marine portugaise. De Lisbonne à Mombassa, de Mombassa aux Indes, on connaît déjà tous les récifs, tous les havres, on n’a plus besoin de pilote ni de « maître de l’astrologie ».
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