Ce n’est que le 19 août, lorsque Sequeira, quittant le port de Cochin, poursuit sa route vers l’Est, que les vaisseaux portugais naviguent dans des eaux inconnues.

Après trois semaines de traversée, le 11 septembre 1509, la petite flotte est en vue de Malacca. A distance déjà on peut constater que le brave Varthema n’a pas menti ni exagéré quand il disait « qu’il abordait dans ce port plus de navires qu’en aucun autre endroit du monde ». Grands et petits bateaux, blancs et multicolores, jonques et praos d’origine malaise, chinoise et siamoise se pressent voile contre voile dans la rade immense. La Chersonèse d’Or, le détroit de Malacca, doit à sa situation géographique d’avoir été choisie pour être le grand marché de l’Orient. Tout vaisseau qui veut aller de l’Est à l’Ouest, du Nord au Sud, de l’Inde en Chine, des Moluques en Perse est obligé de passer par ce Gibraltar oriental. Il est donc normal qu’on échange dans cet entrepôt toutes les marchandises imaginables, les clous de girofle des Moluques et les rubis de Ceylan, la porcelaine de Chine et l’ivoire du Siam, les cachemires du Bengale et le bois de santal de Timor, les lames damasquinées de l’Arabie, le poivre de Malabar et les esclaves de Bornéo. Toutes les races, toutes les couleurs et les langues se mêlent, en une confusion babylonienne, dans ce centre commercial qui compte, estime-t-on (avec quelque exagération sans doute), deux cent mille habitants et au centre duquel s’élèvent, au-dessus d’un amoncellement de cabanes, les silhouettes majestueuses d’un palais éclatant et d’une mosquée de pierre.

Du haut de leurs vaisseaux, les Portugais contemplent avec étonnement la puissante cité ; ils regardent avec convoitise cette blanche perle d’Orient qui étincelle dans la lumière éblouissante du soleil et qui pourrait devenir le plus beau joyau de la couronne impériale du Portugal. De son côté, le prince malais et ses vizirs observent du palais, avec surprise et inquiétude, ces singuliers et redoutables navires. Les voilà donc, ces bandits incirconcis ! Ces maudits ont fini par découvrir la route de Malacca ! Le bruit des sanglantes tueries d’Almeida et d’Albuquerque s’est déjà répandu à des milliers de lieues ; on sait ici que ces terribles étrangers ne traversent pas la mer, comme les patrons des jonques siamoises et japonaises, pour se livrer à de pacifiques échanges, mais attendent sournoisement le moment de s’installer et de tout piller. Le plus sage serait de ne pas les laisser entrer dans le port ; lorsque ces envahisseurs auront un pied dans la place, il sera trop tard. Mais, d’autre part, le sultan connaît par ouï-dire l’efficacité de ces lourds canons, dont les gueules noires et silencieuses passent menaçantes hors des écoutilles ; il sait que ces pirates blancs se battent comme des démons et qu’on ne peut leur résister. Mieux vaut donc opposer le mensonge au mensonge, la ruse à la ruse, et prévenir l’attaque de l’ennemi.

Le sultan de Malacca reçoit les envoyés de Sequeira avec empressement, il accepte leurs présents avec des remerciements exagérés. Soyez les bienvenus, leur dit-il, faites ici tout le commerce qu’il vous plaira. Je vous procurerai sous peu de jours autant de poivre et d’autres épices que vous pourrez en emporter. Il invite aimablement les capitaines à dîner au palais, et bien que ceux-ci - avertis de plusieurs côtés – déclinent l’invitation, les marins se répandent librement et joyeusement à travers la ville étrangère et si hospitalière. Quel plaisir de sentir enfin la terre ferme sous ses pieds, de pouvoir s’amuser avec des femmes faciles, de ne plus loger dans une cabine puante ni dans ces infects villages où des hommes-bêtes, entièrement nus, vivent parmi les porcs et la volaille. Ils entrent bavarder dans les maisons de thé, font des emplettes sur les marchés, se régalent de boissons malaises fortement alcoolisées et de fruits crus ; jamais depuis leur départ de Lisbonne ils n’ont rencontré un accueil aussi cordial, aussi généreux. A leur tour, les Malais, montés sur de petits canots rapides chargés de vivres, accostent par centaines les vaisseaux étrangers, grimpent comme des singes le long des cordages, admirent toutes ces choses étranges qu’ils n’ont jamais vues. Un commerce d’échange très actif prend naissance, et c’est à regret que l’équipage apprend que le sultan a déjà rassemblé tout le chargement et a prié Sequeira d’envoyer à quai toutes ses chaloupes le lendemain pour que la gigantesque cargaison puisse être chargée avant le coucher du soleil.

Sequeira, ravi de s’être procuré aussi rapidement les précieuses denrées, dépêche effectivement à la côte les baleinières des quatre navires avec un équipage nombreux. Quant à lui, trouvant ces tractations commerciales indignes d’un gentilhomme portugais, il reste à bord et joue aux échecs avec un camarade, ce qu’il y a de mieux à faire sur un bateau par une journée ennuyeuse et torride. Les trois autres galions sommeillent paisiblement. Cependant Garcia de Susa, le capitaine de la petite caravelle qui accompagne l’escadre, s’étonne de voir s’accroître sans cesse la foule des embarcations malaises autour des vaisseaux et un nombre toujours plus grand de ces drôles à demi nus grimper aux agrès sous prétexte de monter des marchandises à bord. Le soupçon lui vient tout à coup que ce trop aimable sultan leur a tendu un piège, à la fois sur terre et sur mer.

Par bonheur, la caravelle n’a pas envoyé sa chaloupe à terre avec les autres. Susa ordonne à son homme de confiance de gagner en toute hâte le vaisseau amiral pour avertir le commandant. Son choix est bon, cet homme de confiance est le sobresaliente Magellan. Ce dernier fait force de rames et trouve Sequeira tranquillement installé à sa partie ; mais, à sa vive contrariété, plusieurs Malais, spectateurs en apparence, se tiennent derrière les deux joueurs, le kriss nu passé dans la ceinture, à portée de la main. Il murmure un avertissement au capitaine. Celui-ci, pour ne pas éveiller la méfiance, a la présence d’esprit de ne pas interrompre le jeu. Mais il commande à un matelot de prendre la garde dans la hune et ne lâche plus la poignée de son épée de toute la partie.

L’avertissement de Magellan est arrivé au dernier moment, au tout dernier, même. A cette minute précise, une colonne de fumée s’élève du palais du sultan ; c’est le signal convenu de l’attaque simultanée sur terre et sur mer.