La vigie donne heureusement l’alarme aussitôt. Sequeira se lève d’un bond et frappe les Malais avant qu’ils aient pu faire un geste. On sonne l’alerte, les indigènes qui ont envahi le pont sont jetés par-dessus bord, et c’est en vain que des praos chargés de guerriers se ruent maintenant de tous côtés à l’abordage : Sequeira a eu le temps de lever l’ ancre et peut se frayer un chemin à coups de boulets. L’attaque des navires a échoué grâce à la vigilance de Susa et à la promptitude de Magellan.
Plus critique est la position des malheureux qui sont à terre, une poignée d’hommes désemparés, dispersés à travers les rues contre des milliers d’ennemis. La plupart d’entre eux sont massacrés, une partie est capturée, et quelques-uns seulement parviennent à gagner le rivage. Trop tard ! Les Malais se sont emparés des chaloupes et leur coupent la retraite ; les uns après les autres, les Portugais leur tombent entre les mains. Un seul, le plus brave d’entre eux, résiste encore, l’ami le plus cher, le frère d’armes de Magellan : Francisco Serrao. On l’entoure, il est blessé, il semble perdu. Mais déjà Magellan, accompagné d’un autre soldat, accourt sur une barque, exposant bravement sa vie pour son compagnon. A coups d’épée il réussit à le tirer des griffes de ses adversaires, dix fois supérieurs en nombre, puis l’entraîne dans son canot, l’arrachant ainsi à une mort certaine. Ce combat meurtrier coûte à la flotte portugaise ses baleinières et un tiers de son équipage. Mais Magellan s’est lié fraternellement à un homme dont l’amitié et la confiance auront une influence décisive sur sa vie.

C’est la première fois, en cette occasion, que la physionomie encore fort estompée de Magellan nous dévoile un trait fondamental de son caractère : son intrépide volonté. Il n’y a rien de pathétique dans sa nature, rien qui étonne en lui, et l’on comprend qu’il ait passé si longtemps inaperçu, car il fut toute sa vie un modeste. Il ne sait pas se faire remarquer et n’en a d’abord nulle envie. Mais chaque fois qu’on lui a confié une mission, et, plus encore, chaque fois qu’il s’en est imposé une, cet homme obscur et effacé agit avec un mélange d’intelligence et de courage. Par contre il est incapable de tirer parti de ses succès ni même de s’en vanter ; il rentre patiemment dans l’ombre. Il sait se taire, attendre, comme s’il prévoyait qu’avant d’accomplir le véritable exploit pour lequel il est né le destin lui ménage une foule d’épreuves préalables. Peu de temps après sa participation à la bataille de Cannanore, une des plus grandes victoires de la flotte portugaise, et à celle de Malacca, une de ses plus lourdes défaites, la rude école de la mer soumet la bravoure de Magellan à une nouvelle épreuve : celle d’un naufrage.
Il a été chargé d’accompagner un de ces transports d’épices qui rentrent régulièrement avec la mousson, quand le galion donne sur un écueil appelé banc de Padua. Personne ne manque à l’appel, mais le navire se brise contre le récif de corail, et comme l’équipage tout entier ne peut tenir dans les chaloupes, une partie des naufragés doit demeurer sur ce banc. Bien entendu, le capitaine, les officiers et les gentilshommes veulent être les premiers à revenir au port de départ et à utiliser les baleinières. Cette prétention irrite les « grumetes », les simples matelots. Une mutinerie est sur le point d’éclater, quand Magellan s’offre à rester avec les marins si les « capitanes y hidalgos » s’engagent à revenir les chercher avec un autre vaisseau.
Sa courageuse attitude semble avoir attiré sur lui l’attention du haut commandement. En effet, un peu plus tard, en octobre 1510, lorsque d’Albuquerque, le nouveau vice-roi, prend conseil des « capitanos del Rey » avant d’entreprendre le siège de Goa, Magellan se trouve mentionné parmi ceux qu’on consulte. Après cinq ans de service le sobresalente semble avoir enfin monté en grade ; bientôt il est nommé officier de la flotte qui doit venger définitivement la honteuse défaite que Sequeira a subie à Malacca.
Magellan reprend donc deux ans après la route d’Extrême-Orient, de la Chersonèse d’Or. Dix-neuf vaisseaux, une escadre d’élite, s’alignent menaçants en juillet 1511 devant le port de Malacca et une lutte acharnée s’engage. Il faudra six semaines à Albuquerque pour briser la résistance du sultan ; mais ensuite les pillards récoltent un butin qui dépasse toute espérance. La possession de cette clef ouvre au Portugal la porte de l’Orient tout entier. L’artère du commerce musulman est à tout jamais coupée et tarit en quelques semaines. L’écho de ce coup décisif porté au prestige de l’Islam, le plus sévère qu’il ait subi depuis des temps immémoriaux, se propage jusqu’en Chine et au Japon et retentit joyeusement en Europe. Devant une assemblée de fidèles, le pape prononce publiquement des actions de grâce pour le magnifique exploit du Portugal qui livre au christianisme la moitié de la terre et Rome assiste à un spectacle tel que la maîtresse de l’univers n’en a plus vu depuis l’époque des Césars.
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