Une ambassade conduite par Tristao de Cunha est venue avec une foule de présents provenant du butin de la victoire ; on remarque de superbes chevaux richement caparaçonnés, des léopards et des panthères ; la principale attraction de la fête est un éléphant que les navires portugais ont amené vivant et qui s’agenouille trois fois devant le Saint Père au milieu des acclamations de la foule.
Mais pendant que l’Occident fête le triomphe de la chrétienté, le Portugal ne se repose pas sur ses lauriers. Il n’est pas d’exemple dans l’Histoire qu’une grande victoire ait jamais rassasié un vainqueur, et Malacca n’est que la clef du trésor des épices. Après s’être rendu maître du vestibule, il veut à présent s’emparer de la trésorerie elle-même, des fabuleuses richesses de l’archipel de la Sonde, des légendaires Amboina, Banda, Ternate et Tidore. Trois navires sont placés sous le commandement d’Antonio d’Abreu pour les découvrir, les occuper, et plusieurs chroniqueurs du temps ont fait participer Magellan à cette nouvelle expédition. En réalité, celui-ci en a fini avec les Indes. Cela suffit, ordonne son destin. Tu en as assez fait, assez vu en Orient ! Suis une nouvelle voie, la tienne ! Ces fabuleuses îles des épices, dont il rêvera toute sa vie, et qui exercent dès à présent sur son esprit une sorte de fascination, il ne les a jamais vues de ses propres yeux. Il ne lui a jamais été donné de mettre le pied dans cet Eldorado, qui restera un rêve pour lui, mais un rêve créateur. Cependant, Magellan, par suite d’un merveilleux enchaînement de circonstances, est mieux renseigné sur elles qu’aucun de ses contemporains, grâce à son amitié avec Francisco Serrao, et l’odyssée de son ami l’incitera à tenter l’aventure la plus sublime et la plus hardie de son temps.

L’étonnante odyssée de Francisco Serrao, qui aura tant d’influence sur Magellan, forme un épisode récréatif dans la chronique sanglante des batailles et des tueries portugaises et parmi tous les conquistadors célèbres de cette époque le visage de ce capitaine obscur mérite notre attention. Après avoir quitté à Malacca son frère d’armes qui retourne à Lisbonne, Francisco Serrao, en compagnie des capitaines des deux autres navires, met le cap sur les îles légendaires. Ils atteignent sans encombre les rivages verdoyants des Moluques et y trouvent un accueil particulièrement aimable. Les Musulmans n’ont pas encore pénétré avec leur civilisation et leur bellicisme dans ces contrées lointaines. Nue et pacifique, la population vit à l’état de nature, ignore encore l’argent et ne court pas après le gain. Pour quelques clochettes et bracelets ces naïfs insulaires apportent les clous de girofle par quintaux, et dès les deux premières îles, Banda et Amboïna, les Portugais ont rempli leurs bateaux à pleins bords. Impatient de mettre leurs cargaisons en sûreté, l’amiral Abreu décide de ne pas faire escale aux autres îles, mais de rentrer en toute hâte à Malacca.
La rapacité des Portugais les a peut-être poussés à charger trop lourdement leurs navires. Quoi qu’il en soit l’un d’eux, celui que commande Francisco Serrao, donne contre un récif et se brise. C’est à grand-peine que ses hommes et lui réussissent à sauver leur vie. Ils errent d’abord sur une plage inconnue et déserte, puis Serrao réussit à s’emparer d’une chaloupe de pirates, sur laquelle ils retournent à Amboïna. Là, le chef des naturels accueille les naufragés avec la même bonne grâce que lorsqu’ils étaient venus en grands seigneurs et leur offre l’hospitalité (fueron recibidos y hospedados con amor, veneracion y magnificencia) disent les rapports. Sans doute le devoir du capitaine Francisco Serrao exigerait maintenant qu’il rejoignît sans tarder son amiral dans une de ces nombreuses jonques qui font constamment route vers Malacca et qu’il se remît au service de Sa Majesté, à laquelle le lie son serment. Mais l’enchantement de cet Eden, la tiédeur balsamique du climat ont considérablement affaibli le sentiment de la discipline militaire chez Francisco Serrao. Que lui importe à présent qu’un roi grogne ou non à l’autre bout du monde ! N’a-t-il pas assez fait pour le Portugal ? N’a-t-il pas suffisamment risqué sa peau pour son pays ? Il voudrait bien à présent jouir de l’existence aussi béatement que ces êtres nus et insouciants sur leur île fortunée ! Que les autres marins et les autres capitaines continuent à sillonner les mers, à payer de leur peine et de leur sang le poivre et la cannelle pour le profit des courtiers étrangers ! Qu’ils continuent à trimer, ces loyaux insensés, au milieu des dangers et des combats, à seule fin de remplir la caisse de l’Alfanda de Lisbonne ! Quant à lui, Francisco Serrao, ci-devant capitaine de la flotte portugaise, il en a par-dessus la tête de la guerre, des aventures et du trafic des épices ! Il passe sans emphase du monde héroïque dans l’idyllique et décide de mener l’existence toute primitive, idéalement oisive de cette aimable peuplade. La haute dignité de grand vizir que lui confère le roi de Ternate ne l’accable pas de travail ; il n’aura qu’à figurer une seule fois, à l’occasion d’une guerre sans importance, aux côtés de son souverain en qualité de conseiller militaire. Il reçoit en récompense une maison avec des serviteurs et des esclaves, plus une jolie sauvagesse qui le rendra père de deux ou trois petits moricauds.
Nouvel Ulysse oublieux de sa patrie, Francisco Serrao demeurera fort longtemps dans les bras de sa Calypso à la peau bronzée et nul ange de l’ambition ne pourra le chasser de ce paradis du doux farniente. Les neuf années qui lui restent à vivre, il les passera loin de toute civilisation, aux îles de la Sonde, ce qui n’en fera certes pas le plus héroïque de tous les conquistadors et capitaines de l’épopée portugaise, mais sans doute le plus sage et le plus heureux.
Il semble à première vue qu’il n’y ait aucun lien entre la romanesque retraite de Francisco Serrao et la vie et l’oeuvre de Magellan. En réalité le renoncement épicurien du petit et obscur capitaine a exercé l’influence la plus décisive sur la destinée de celui-ci, et par contrecoup sur l’histoire de la découverte de la terre. Car malgré l’énorme distance qui les sépare, les deux amis restent en rapport constant. Chaque fois que l’occasion se présente d’envoyer un message à Malacca à destination du Portugal, Serrao écrit à Magellan des lettres détaillées dans lesquelles il vante la richesse et l’attrait de sa nouvelle patrie. « J’ai découvert ici un nouveau monde – ce sont ses propres paroles – plus riche et plus grand que celui de Vasco de Gama. » Tout entier sous le charme des tropiques, il le presse de quitter l’ingrate Europe et le poste misérable qu’il occupe pour venir le rejoindre au plus vite. Il n’est pas douteux que c’est Francisco Serrao qui lui a suggéré l’idée qu’il serait peut-être préférable, étant donné la position extrême-orientale des îles des épices, d’essayer de les atteindre en empruntant la route de Colomb (par l’ouest) plutôt que celle de Vasco de Gama (par l’est).
Jusqu’où allèrent les relations de Magellan et de son ami ? Nous l’ignorons.
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