Quoi qu’il en soit ils ont dû élaborer un plan, car après la mort de Serrao on a trouvé parmi ses papiers une lettre de son correspondant dans laquelle il lui promettait secrètement de venir à Ternate « sinon par le chemin habituel des Portugais, du moins par une autre voie ». Et c’est ainsi que l’idée de découvrir cette autre voie est devenue le but de la vie de Magellan.

Cette idée, plusieurs cicatrices sur son corps tanné et un esclave malais acheté à Malacca, voilà à peu près tout ce avec quoi Magellan regagne sa patrie après sept années de service aux Indes. Quelle surprise – désagréable sans doute – pour ce soldat chevronné, lors de son débarquement en 1512, de retrouver une Lisbonne, un Portugal, tout différents de ceux qu’il a quittés ! Son étonnement commence dès son arrivée à Belém. A la place de l’antique chapelle où l’on avait autrefois béni l’expédition de Vasco de Gama s’élève une imposante et majestueuse cathédrale, premier signe extérieur de la grande richesse qui est venue avec les épices. Tout autour de lui il n’aperçoit que des changements. Sur la rivière jadis peu fréquentée, les bateaux naviguent à présent bord contre bord ; le long de la rive, les chantiers navals retentissent des coups de marteau des ouvriers qui travaillent sans arrêt à la construction de flottes toujours nouvelles, toujours plus grandes. Dans le port navires nationaux et étrangers, battant tous les pavillons de l’Europe, forment une forêt de mâts ; la rade regorge de marchandises, les docks sont combles, une foule bruyante s’affaire dans les rues entre des palais récemment édifiés. Dans les factoreries, dans les banques, dans les boutiques de courtiers, on entend toutes les langues. Grâce à la conquête des Indes, Lisbonne, la petite Lisbonne, est maintenant un centre mondial, une capitale luxueuse. Assises dans des carrosses découverts, les dames de la noblesse exhibent leurs perles des Indes, cependant qu’une multitude de courtisans superbement vêtus se pavanent dans le palais. Magellan constate qu’une merveilleuse alchimie a converti en or le sang que ses camarades et lui ont versé aux Indes. Tandis que sous l’impitoyable soleil des tropiques ils enduraient privations, angoisses, souffrances, Lisbonne, grâce à leurs exploits, devenait l’héritière d’Alexandrie et de Venise, Manoel devenait « el fortunado », le plus riche monarque de l’Europe. Tout s’est transformé, tout est plus magnifique, plus somptueux, plus raffiné. Lui seul est inchangé, il est toujours le « soldat inconnu » que personne n’attend, personne ne remercie, personne ne salue. Après sept ans de service aux Indes, Magellan rentrant dans sa patrie se sent à l’étranger.
CHAPITRE III
Magellan se libère
(juin 1512 - octobre 1517)
Les âges héroïques ne sont jamais sentimentaux : ces hardis conquistadors qui ont donné des mondes entiers à l’Espagne et au Portugal sont mal récompensés par leurs rois. Colomb rentre à Séville dans les fers, Cortez tombe en disgrâce, Pizarro est assassiné, Nunez de Balboa, qui découvrit l’océan Pacifique, est décapité ; Camoëns, le poète-guerrier du Portugal, passe comme Cervantès des mois et des années dans un cachot infâme. Monstrueuse ingratitude de l’époque des découvertes : ces invalides et ces mendiants, qui errent à travers les rues de Cadix et de Séville, rongés par la vermine et la misère, ce sont ces mêmes soldats qui ont donné à l’empereur les joyaux et les trésors des Incas ; ceux que la mort a épargnés aux colonies sont enterrés sans gloire dans leur patrie comme des chiens galeux. Qu’importent en effet leurs prouesses aux courtisans qui sont prudemment restés embusqués au palais, où ils raflent adroitement les richesses que les autres ont conquises ! Ces frelons deviennent « adelatandos », gouverneurs des nouvelles provinces, ils entassent l’or à plein sac et repoussent de l’assiette au beurre comme des intrus les coloniaux, soldats et officiers, lorsque, après des années de privations et de sacrifices, ils ont commis la folie de rentrer dans leur pays. Avoir combattu à Cannanore, à Malacca, et dans de multiples batailles, avoir cent fois risqué sa vie et sa santé pour la victoire du Portugal n’assure pas le moindre avancement à Magellan. Il ne doit qu’au fait providentiel d’être né noble et d’avoir appartenu autrefois à la maison du roi la faveur d’être réinscrit sur la liste des pensionnés – des indigents plutôt – au tout dernier rang, en qualité de « mozo fidalgo », pour une aumône de mille reis par mois. Un mois plus tard, sans doute à la suite de ses violentes récriminations, il monte légèrement en grade : il est nommé « cavalleiro fidalgo » avec un traitement de mille deux cent cinquante reis. Ce titre pompeux ne lui confère en réalité aucun droit, mais ne l’astreint, il est vrai, qu’à venir flâner dans l’ antichambre royale. Un homme d’honneur et d’ambition n’acceptera pas longtemps d’être payé à ne rien faire, si misérables que soient ses émoluments. Il est donc normal que Magellan saisisse la première occasion venue – non certes la meilleure – de reprendre du service.
Il doit attendre près d’un an. Mais l’été 1513, lorsque le roi Manoel prépare une expédition militaire contre le Maroc pour exterminer les pirates maures, le soldat des Indes se présente aussitôt. Magellan qui a presque toujours combattu sur mer et est devenu un des navigateurs les plus habiles de son temps n’est dans la grande armée qu’on envoie à Azamor qu’un officier subalterne. De même qu’aux Indes son nom ne figure jamais en tête des rapports, bien qu’il soit constamment au premier rang dans les combats. Il est encore blessé – c’est la troisième fois déjà – dans un corps à corps. Un coup de lance dans le genou gauche atteint l’articulation et sa jambe restera toujours à demi ankylosée.
On ne garde pas au front un homme qui ne peut ni se mouvoir normalement ni monter à cheval ; Magellan aurait à présent le droit de retourner à l’arrière et de réclamer une pension élevée. Mais il persiste à rester à l’armée – à faire face au danger – son élément.
1 comment