On lui assigne, en compagnie d’un autre officier la surveillance des innombrables troupeaux de chevaux et de bétail pris aux Maures. Mais ici se produit un incident. Quelques douzaines de moutons s’échappent la nuit de leurs immenses enclos et de méchantes langues accusent Magellan et son camarade d’avoir secrètement revendu une partie du butin aux Maures, ou d’avoir par négligence permis aux animaux de s’évader de leurs parcs. Par une étrange coïncidence l’accusation basse et calomnieuse portée contre Magellan, celle de prévarication envers l’État, est la même dont a souffert de la part des gens de l’office colonial portugais cette autre gloire du pays : Camoëns ; ces deux hommes, qui pendant des années ont eu mille occasions de s’enrichir aux Indes lors des pillages et sont revenus pauvres comme Job de cet Eldorado, voient leur honneur entaché par le même soupçon infamant. Mais Magellan est fait d’un bois plus dur que le doux Camoëns. Il ne songe nullement à subir l’interrogatoire de pareilles créatures, ni, comme lui, une incarcération de plusieurs mois. Loin de tendre la joue à ses ennemis à l’exemple du timide poète des Lusiades, il décide tout bonnement de rentrer dans son pays et, avant que personne ait osé l’accuser ouvertement, il s’embarque pour le Portugal.

Le fait que Magellan, à peine arrivé à Lisbonne, demande audience au roi, non pour se défendre ni même pour se justifier mais pour réclamer, avec une pleine conscience de son mérite, une occupation plus digne de lui et un meilleur traitement, prouve qu’il ne se sent pas le moins du monde coupable. Mais Manoel ne lui laisse pas le temps d’exposer sa requête. Le roi vient d’être informé par le grand quartier général d’Afrique que cet officier insubordonné est parti du Maroc de sa propre autorité, sans avoir sollicité de permission : il agit donc envers Magellan comme à l’égard d’un vulgaire déserteur : il lui coupe la parole et lui intime d’un ton bref l’ordre de rejoindre sur-le-champ son poste en Afrique et de se mettre à la disposition du haut commandement. Par respect de la discipline, Magellan doit obéir. Il retourne à Azamor par le prochain bateau. Là, il n’est plus question d’enquête ni d’accusation depuis longtemps, personne n’ose inculper ce soldat chevronné, qui bientôt nanti de l’autorisation formelle de l’état-major de quitter l’armée en tout honneur, ainsi que de tous les documents qui attestent son innocence et ses mérites, revient une seconde fois à Lisbonne – on imagine avec quelle amertume au coeur. Il a été l’objet non de distinction mais de suspicions ; pour toute récompense il n’a que ses blessures. Longtemps il s’est tu et est resté dans l’ombre, mais aujourd’hui qu’il a trente-cinq ans ce n’est pas une aumône qu’il entend solliciter, ce qu’il veut, c’est son droit.

La sagesse conseillait cependant à Magellan de ne pas aller trouver le roi immédiatement après son retour et de ne pas l’importuner des mêmes réclamations que naguère. Il eût été plus raisonnable de se tenir tranquille quelque temps, de se faire des alliés et des amis à la cour, de s’y renseigner et de s’y insinuer adroitement. Mais l’habileté et la souplesse ne furent jamais le fait de Magellan. Si peu que nous le connaissions, il demeure certain que ce petit homme effacé et taciturne ne possédait à aucun degré l’art de se faire aimer des grands ni de ses inférieurs. Le roi, on ignore pour quelle raison, lui fut toute sa vie hostile, et son fidèle Pigafetta lui-même doit convenir que les officiers le haïssaient cordialement. « Sa vue assombrissait les visages », comme dit Rahel, en parlant de Kleist. Il ne savait ni sourire, ni plaire, ni se rendre agréable ; il était en outre incapable d’exposer ses idées avec éloquence. Peu loquace, renfermé, retranché dans son isolement, cet éternel solitaire créait autour de lui une glaciale atmosphère de gêne et de méfiance. Ses camarades pressentaient inconsciemment dans son effacement silencieux une ambition d’une espèce particulière, imprécise, dont le but leur échappait et qui leur semblait par là plus suspecte que celle de ceux qui briguaient ouvertement les honneurs. Ses petits yeux ronds et durs, profondément enfoncés dans leurs orbites, ses lèvres enfouies sous une barbe touffue, celaient un mystère impénétrable, et l’homme qui garde en lui un secret, qui a la force de le taire pendant des années, est toujours antipathique aux natures confiantes et communicatives. Dès le début, l’impénétrabilité de sa nature a suscité à Magellan des obstacles de tous les côtés. Il n’était pas facile de vivre avec lui, d’être pour lui, et peut-être plus difficile encore pour ce tragique solitaire d’être ainsi seul avec lui-même.

Cette fois encore, le « cavalleiro fidalgo » Fernão de Magelhâes se rend sans protecteur ni introducteur, absolument seul, à l’audience royale, choisissant la voie franche et directe, la pire qui soit à la cour. Le roi Manoel le reçoit dans la même salle, assis peut-être sur le même trône du haut duquel son prédécesseur Joâo II congédia jadis Colomb : la même scène historique se renouvelle à la même place. En effet, le petit Portugais trapu, rustaud, à la barbe noire, qui s’incline aujourd’ hui devant Manoel et qui sera congédié avec un égal dédain, roule dans sa tête des pensées non moins vastes que le Génois ; il est peut-être même supérieur en hardiesse, en décision et en expérience à son devancier. Personne n’a été témoin de ce qui s’est passé en cette heure capitale, mais les descriptions concordantes des chroniqueurs contemporains nous permettent de jeter un coup d’oeil à distance dans la salle du trône : Magellan s’avance vers le roi en traînant la jambe et lui remet avec une révérence les documents qui détruisent irréfutablement l’injuste accusation dont il a été l’objet. Puis il formule sa première requête : il prie le roi, en considération de ses blessures, qui l’ont mis hors d’état de servir, d’augmenter sa « moradia » d’un demi-« crusado » par mois (environ six francs de notre monnaie actuelle). La somme qu’il demande est dérisoire et il ne semble pas que cet homme fier, ambitieux et rude ait plié le genou pour quémander une pareille aumône.