Ce n’est pas d’une piécette d’argent, d’un demi-« crusado » que Magellan se préoccupe, mais de son rang, de son honneur. Dans cette cour où chacun joue des coudes pour écarter ses voisins, la hauteur de la « moradia » symbolise la dignité occupée par un gentilhomme dans la maison du roi. Vétéran des campagnes des Indes et du Maroc, Magellan ne consent pas à céder le pas aux blancs-becs qui tendent à boire au roi ou ouvrent les portières des carrosses. Sa fierté lui interdit de se mettre en avant, mais elle lui défend aussi de se laisser devancer par de plus jeunes et de moins valeureux que lui.

Manoel considère l’impatient visiteur en fronçant le sourcil. L’opulent monarque lui aussi se soucie fort peu d’une misérable piécette d’argent. Seules l’indisposent les façons de cet homme, qui, au lieu d’implorer, exige presque, qui n’attend pas que le roi lui accorde sa pension comme une grâce et s’obstine à revendiquer des droits imaginaires. Eh bien, que cet entêté apprenne à patienter et à quémander. Mal conseillé par sa colère, Manoel, que sa chance a fait surnommer « el fortunado », rejette la demande de Magellan, sans prévoir qu’avant peu il payerait de milliers de ducats d’or l’économie de ce demi-crusado.

Magellan devrait se retirer ; le nuage qui assombrit le front du souverain montre qu’il n’y a pas à espérer désormais qu’un rayon de grâce royale filtre vers lui. Mais au lieu de s’incliner et de quitter la salle Magellan reste tranquillement devant le roi raidi dans son orgueil et expose sa seconde requête, qui est au fond l’essentiel de sa supplique : le roi n’aurait-il pas dans ses services une situation, une occupation digne de lui ? Il se sent trop jeune et trop actif pour mener toute sa vie à la cour une existence inutile de pensionné, de mendiant. Tous les mois, toutes les semaines même, des navires partaient alors des ports du Portugal pour les Indes, l’Afrique et le Brésil ; rien ne serait plus naturel que de confier le commandement d’un de ces nombreux vaisseaux à un homme qui connaît mieux que quiconque les mers orientales. Depuis la mort de Vasco de Gama, il n’est personne dans cette ville ni dans tout le royaume qui puisse se flatter de surpasser Magellan en connaissances maritimes. Mais Manoel a peine à soutenir davantage ce regard impérieux. Il répond au navigateur par un froid refus, sans même lui laisser d’espoir pour l’avenir : il n’a pas de place pour lui.

La cause est entendue et jugée sans appel. Mais Magellan formule encore une troisième prière qui, à vrai dire, est tout simplement une question : le roi s’oppose-t-il à ce qu’il prenne du service dans un pays étranger, où il espère trouver plus d’avancement. Le roi lui accorde cette permission avec une indifférence offensante. On lui fait ainsi clairement comprendre que la cour de Portugal a renoncé à son concours sous quelque forme que ce soit.

On ignore si c’est réellement à cette occasion ou à une autre que Magellan soumit au roi son plan. Peut-être ne lui a-t-on pas laissé le temps de développer ses idées, peut-être les a-t-on froidement repoussées ; en tout cas, il a prouvé une fois de plus, au cours de cette audience, sa volonté de continuer à se dévouer corps et âme au Portugal. Seul un refus brutal le pousse à la résolution que doit prendre en pareil cas un jour ou l’autre tout homme qui sent en lui l’âme d’un créateur.

Dès l’instant où il quitte comme un mendiant éconduit le palais de son roi, Magellan est fixé sur ce qui lui reste à faire. Il a vu et appris tout ce qu’un soldat, tout ce qu’un marin doit savoir sur terre et sur mer. Il a doublé quatre fois le cap de Bonne-Espérance, deux fois par l’ouest, deux fois par l’est. Il a frôlé la mort en maintes occasions, il a été blessé trois fois. Il a visité une foule de pays, il connaît mieux la partie orientale du globe que les plus fameux géographes et cartographes de son temps. Dix années d’expérience l’ont formé à toutes les techniques militaires, il s’entend à manier l’épée et l’arquebuse, la boussole et le gouvernail, à larguer la voile et à tirer le canon. Il sait lire et tracer un portulan, jeter la sonde aussi bien qu’un vieux pilote et se servir des instruments de bord avec autant de précision qu’un « maître de l’astrologie ». Calmes plats interminables, cyclones de plusieurs jours, batailles navales et terrestres, pillages, guets-apens, naufrages, il connaît, il a vécu tout cela. Au cours des dix années qui viennent de s’écouler, il a appris à attendre pendant des centaines et des centaines de jours et de nuits sur des océans infinis et à agir au moment décisif avec la rapidité de l’éclair. Il s’est lié avec toutes sortes de gens, Jaunes, Blancs, Noirs, Hindous, Nègres, Malais, Chinois, Turcs. Il a servi son roi, son pays, de toutes les façons, sur l’eau et sur le continent, en toutes les saisons et sous tous les climats, au milieu des frimas et sous des cieux torrides. Mais servir est l’affaire de la jeunesse, et à l’approche de la trente-sixième année Magellan trouve qu’il s’est assez longtemps sacrifié pour l’intérêt et la gloire des autres. Comme tous les créateurs, il aspire vers le milieu de l’existence à voler de ses propres ailes et à vivre pour lui-même.