Sa patrie l’a abandonné, il se trouve dégagé de toute charge et de tout devoir envers elle. Tant mieux ! Le voilà libre. Souvent la main qui veut repousser un homme le rend en réalité à lui-même.

Les résolutions prises par Magellan ne se manifestent jamais brutalement, avec précipitation. Si faible que soit la lumière projetée sur son caractère par les récits de ses contemporains, il est cependant une vertu qui apparaît nettement dans toutes les phases de sa vie : son étonnante discrétion. D’un naturel patient et peu bavard, réservé même dans le tumulte de l’armée, toujours il mûrit ses projets. Regardant loin devant lui, supputant en silence toutes ses chances de succès, il n’expose jamais un plan aux autres avant de l’avoir retourné dans sa tête, approfondi et rendu irréfutable.

Cette fois encore Magellan fait un merveilleux usage de l’art de se taire. Après le refus blessant du roi Manoel, un autre aurait sans doute quitté le pays sur-le-champ et fait carrément ses offres ailleurs. Lui au contraire reste encore tranquillement un an au Portugal et tout le monde ignore à quoi il s’occupe. Il mène en apparence une vie très retirée. Tout au plus note-t-on - si tant est que cela puisse surprendre de la part d’un vieil « Indien » – que Magellan fréquente assidûment les pilotes et les capitaines, en particulier ceux qui ont navigué dans la mer du Sud. Mais de quoi les chasseurs aiment-ils mieux parler que de la chasse, de quoi les navigateurs s’entretiennent-ils plus volontiers que de la mer et des pays nouveaux ? Le fait qu’il visite la Tesoraria, les archives privées du roi, et qu’il y consulte les cartes côtières, les portulans et les livres de lochs des dernières expéditions au Brésil qu’on y conserve dans le plus grand mystère ne peut pas non plus éveiller les soupçons ; comment un officier désœuvré emploierait-il ses loisirs autrement qu’en étudiant les recueils et les récits concernant les continents et les mers explorés depuis peu ?

Plus surprenante serait plutôt la nouvelle amitié qu’il contracte. En effet, Ruy Faleiro, celui avec qui il se lie de plus en plus étroitement, intellectuel impulsif, primesautier, nerveux, emporté, semble, avec sa terrible « suada », son caractère orgueilleux et querelleur, convenir aussi peu que possible à ce marin taciturne, ce soldat impassible, impénétrable. Mais les talents de ces deux hommes devenus inséparables réalisent, justement en raison de leur opposition, une certaine harmonie (fatalement éphémère). De même que Magellan se passionne pour les aventures sur mer et l’investigation pratique du monde matériel, Faleiro s’exalte pour la connaissance abstraite du ciel et de la terre. Théoricien, homme de cabinet, n’ayant jamais mis le pied sur un bateau ni quitté le Portugal, il ne connaît les routes lointaines du ciel et de la terre que par les calculs, les livres, les tableaux et les cartes. Mais dans le domaine de l’abstrait, comme cartographe et comme astronome, il passe pour la plus haute autorité de son pays. Il ne sait pas tendre une voile, mais il a inventé un système de méridiens qui englobe toute la sphère terrestre et rendra les plus grands services à Magellan au cours de son périple. Il ne sait pas tenir la barre, mais les cartes marines, les portulans, les astrolabes et les autres instruments qu’il a créés semblent avoir été les meilleurs auxiliaires nautiques de son temps. Le contact d’un tel érudit peut être d’un intérêt considérable pour Magellan, praticien idéal dont la guerre et l’aventure furent les seules universités, qui ne connaît de la géographie et de la cosmographie que ce qu’il en a appris au cours de ses voyages. Justement parce que tout à fait opposés par leurs dons et leurs goûts, ces deux hommes se complètent admirablement, comme font toujours le combinatoire et l’expérimental, l’idée et l’action, l’esprit et la matière.

Une autre communauté, plus temporelle celle-là, apparaît encore dans cette liaison singulière. Ces deux Portugais extraordinaires – chacun dans son genre – ont été profondément blessés dans leur amour-propre par leur souverain et entravés dans l’accomplissement de leur œuvre. Ruy Faleiro ambitionne depuis des années la place d’astronome royal, et, en vérité, personne au Portugal n’y aurait autant droit que lui. Toutefois il semble qu’il ait indisposé la cour par son caractère susceptible et coléreux, tout comme Magellan par sa silencieuse fierté. Ses ennemis le traitent de fou, et des rivaux malveillants, pour se débarrasser de lui par l’Inquisition, répandent même le bruit qu’il a recouru dans ses travaux à des forces surnaturelles, qu’il est en rapport avec le diable. Cette douloureuse pression de méfiance et de haine, qui pèse également sur les deux hommes, les a profondément unis. Faleiro étudie les communications et les projets de son ami et lui en donne le schéma scientifique. Ses calculs confirment ce que Magellan avait pressenti avec son seul instinct, et plus le théoricien et le praticien comparent leurs observations, plus leur zèle s’enflamme, plus leur plan se dessine avec netteté et précision. Tous deux s’engagent sur l’honneur à ne révéler leur secret à personne avant l’heure décisive de la réalisation et à effectuer au besoin sans l’aide de leur patrie, voire à son détriment, un exploit qui n’appartiendra pas seulement à un pays mais à l’humanité entière.

On peut se demander à présent quel est ce plan mystérieux que Magellan et Faleiro, à l’ombre du palais royal de Lisbonne, discutent secrètement, comme des conspirateurs ? Qu’a-t-il de si précieux, qu’ils s’engagent par serment à garder le secret le plus absolu et de si dangereux qu’ils le tiennent caché comme une arme empoisonnée ? La réponse paraît au premier abord assez décevante, car ce plan n’est autre que l’idée que Magellan a rapportée des Indes et à laquelle il a été encouragé par son ami Serrao, à savoir atteindre les îles des épices non pas comme le faisaient les Portugais, par la route de l’est, qui contourne l’Afrique, mais par l’ouest, en contournant l’Amérique. En soi il ne représente rien de nouveau. On sait que ce n’est pas pour découvrir l’Amérique (dont personne alors ne soupçonnait l’existence) que Colomb entreprit son célèbre voyage, mais pour atteindre les Indes, et lorsqu’en fin de compte le monde comprit l’erreur qu’il avait commise (lui-même ne l’a jamais reconnue et a soutenu jusqu’à sa mort qu’il avait abordé dans une province du Grand Khan de Chine) l’Espagne ne renonça nullement, à cause de cette découverte fortuite, au voyage des Indes.