Avance ! Avance ! Plus vite ! Plus vite ! Vraiment ce beau et confortable navire fendant les flots avec rapidité me paraissait aller trop doucement !

A peine m’étais je rendu compte de cet état d’esprit que j’en fus confus. Comment, me dis-je, oses-tu avoir de telles pensées ? Tu voyages dans les conditions les meilleures qui se puissent imaginer, tu disposes de tout le luxe possible ; s’il fait froid le soir dans ta cabine il te suffit de tourner une clef et l’air est immédiatement réchauffé ; si le jour le soleil est trop chaud, tu n’as qu’un pas à faire pour actionner le ventilateur et dix pas plus loin une piscine t’attend ; à table tu peux commander n’importe quel plat et n’importe quelle boisson, tout est là en abondance ; tu peux, si tu le veux, t’isoler et lire, de même que tu as à bord des jeux, de la musique et de la société autant que tu en désires ; tu as à ta disposition toutes les commodités, tu jouis de la plus grande sécurité ; tu sais où tu vas, à quelle heure tu arriveras et qu’on t’accueillera avec cordialité ; et de même on sait à Londres, à Paris, à Buenos Aires et à New York à quel point exact du globe se trouve ton navire. Tu n’as qu’un petit escalier à monter, vingt pas à faire et une étincelle obéissante bondit de l’appareil de télégraphie sans fil et porte ton message à n’importe quel endroit de la terre : au bout d’une heure à peine tu as la réponse. Rappelle-toi dans quelles conditions on voyageait autrefois. Compare cette traversée avec celles des audacieux navigateurs qui découvrirent ces mers immenses. Essaie de te représenter comment ils se lançaient, sur leurs malheureux cotres, dans l’inconnu, ignorants de la route à suivre, perdus dans l’infini, sans cesse exposés aux dangers et aux intempéries, aux souffrances de la faim et de la soif. Pas de lumière la nuit, comme boisson l’eau saumâtre des tonneaux et l’eau de pluie, rien d’autre à manger que le biscuit dur comme de la pierre et le lard salé et rance, souvent même manquant de cette pauvre nourriture pendant de longs jours ! Pas de lit ni de couchette, une chaleur infernale, un froid impitoyable et de plus la conscience qu’ils étaient seuls, absolument seuls dans cet immense désert d’eau. Pendant des mois, des années, personne chez eux ne savait où ils se trouvaient et eux-mêmes souvent ignoraient où ils allaient. La faim voyageait avec eux, la mort les entourait sous mille formes sur mer et sur terre, le danger qui les menaçait venait à la fois de l’homme et des éléments. Personne, ils le savaient, ne pouvait leur venir en aide, aucune voile ne viendrait à leur rencontre dans ces mers inconnues, personne ne pourrait les sauver de la détresse et du malheur, ou, en cas de naufrage, faire connaître leur mort. Je n’eus qu’à me souvenir de ces premiers voyages des conquérants de la mer pour avoir honte de mon impatience.

Une fois éveillé, ce sentiment m’obséda durant toute la traversée, et la pensée de ces héros anonymes ne m’abandonna plus un seul instant. J’éprouvai le désir d’en savoir davantage sur ces hommes, sur ces premiers voyages dans les mers inexplorées dont le récit avait déjà excité mon intérêt lorsque j’étais enfant. Je me rendis dans la bibliothèque du bord et pris au hasard quelques ouvrages traitant de ce sujet. Entre tous les exploits de ces hardis conquistadores celui qui fit la plus forte impression sur moi fut le voyage de Ferdinand Magellan, qui partit de Séville avec cinq pauvres cotres pour faire le tour de la terre – la plus magnifique odyssée, peut-être, de l’histoire de l’humanité que ce voyage de deux cent soixante-cinq hommes décidés dont dix-huit seulement revinrent sur un des bâtiments en ruines, mais avec la flamme de la victoire flottant au sommet du grand mât. Ces livres cependant ne m’apprenaient pas grand-chose sur Magellan, en tout cas pas suffisamment pour moi. Aussi, à mon retour en Europe, je poursuivis mes recherches, étonné du peu de renseignements donnés jusqu’ici sur son exploit extraordinaire et surtout de constater à quel point ce qui avait été dit était peu sûr. Et comme cela m’est déjà arrivé plusieurs fois je compris que le meilleur moyen de m’expliquer à moi-même quelque chose qui me paraissait inexplicable était de le décrire et de l’expliquer à d’autres. C’est ainsi que ce livre a pris naissance, je puis le dire sincèrement, à ma propre surprise. Car en faisant le récit de cette odyssée de la façon la plus fidèle possible d’après les documents qu’il m’a été donné de rassembler, j’ai eu constamment le sentiment de raconter une histoire que j’aurais inventée, d’exprimer l’un des plus grands rêves de l’humanité. Car il n’y a rien de supérieur à une vérité qui semble invraisemblable. Dans les grands faits de l’histoire, il y a toujours, parce qu’ils s’élèvent tellement au-dessus de la commune mesure, quelque chose d’incompréhensible ; mais ce n’est que grâce aux exploits incroyables qu’elle accomplit que l’humanité retrouve sa foi en soi.

 

Note de l'Auteur

 

 

Le nom de l’homme qui a entrepris le premier voyage autour du monde ne nous a pas été transmis en moins de quatre ou cinq formes différentes. Dans les documents portugais le grand navigateur est appelé tantôt Fernão de Magalhais, tantôt Fernão de Magalhães. Lui-même, après être passé au service de l’Espagne, signait tantôt Magahllanes, tantôt Maghellanes, et les cartographes ont ensuite latinisé cette forme espagnole en Magellanus. Lorsque j’eus à choisir pour ce livre une orthographe unique, je me décidai pour la forme internationale depuis longtemps admise de Magellan, et ce par analogie avec ce qui s’était fait pour Christophe Colomb, que nous n’appelons pas non plus Christoforo Colombo ou Christobal Colon. De même le monarque qui lui permit d’entreprendre son voyage est généralement désigné ici sous le nom devenu célèbre de Charles Quint, quoiqu’à l’époque de l’expédition de Magellan il ne fût encore que Carlos Ier roi d’Espagne.

CHAPITRE PREMIER

 

 

Navigare necesse est

 

 

Au commencement étaient les épices. Du jour où les Romains, au cours de leurs expéditions et de leurs guerres, ont goûté aux ingrédients brûlants ou stupéfiants, piquants ou enivrants de l’Orient, l’Occident ne veut plus, ne peut plus se passer d’« espiceries », de condiments indiens dans sa cuisine ou dans ses offices. La nourriture nordique, en effet, restera fort avant dans le Moyen Age d’une fadeur, d’une insipidité inimaginables. Il faudra du temps encore avant que des fruits du sol, aujourd’hui de consommation générale, tels que la pomme de terre, le maïs et la tomate trouvent droit de cité en Europe ; le citron manque pour assaisonner les aliments, le sucre pour les adoucir ; on ignore le thé et le café, ces délicieux toniques. Les princes et les grands eux-mêmes s’abandonnent à leur bestiale gloutonnerie pour tromper la fastidieuse monotonie des plats. Mais, ô surprise : un grain d’épice, une ou deux pincées de poivre, un nacis séché, un soupçon de gingembre ou de cannelle ajoutés au mets le plus grossier suffisent à flatter le palais d’une saveur excitante et imprévue.